Sébastien Blanco, « Seau sans anse »

La nouvelle Bav[art]dages du mois de mars

« Merci. Vraiment, merci, c’était passionnant de de parler avec toi. Il faut que j’y aille, je vais travailler. Je reviendrai te voir, sans doute ».

Eddie s’appuie sur la cimaise de la salle sombre pour se relever. Il a des fourmis dans les pieds. La position assise en tailleur ne lui a pas réussi. Combien de temps a-t-il bien pu rester là ? Une demi-heure, une heure ? Pas plus, se dit-il, sinon il va être en retard pour prendre son tour de garde au château. Il jette un œil inquiet à sa montre, ouf, tout va bien.

« À bientôt, Eddie. Ca fait du bien de parler avec un humain comme toi de temps en temps ».

Le grand trentenaire aux allures de poète, cheveux tombant sur les épaules et bouc bien entretenu, se retourne vers l’œuvre d’art vidéo avec laquelle il vient d’échanger pendant ces longues minutes. Les fourmis dans sa jambe le lancent. Il jette un regard attendri sur la fillette à l’écran, personnage de manga aux yeux tristes, qui, une fois encore, dit à voix haute « Je ne suis pas un fantôme, juste une coquille ». L’histoire d’Ann Lee l’a touché. Personnage de manga sans personnalité, juste un nom et un look, dont les droits d’exploitation ont été rachetés à une société japonaise pour une bouchée de pain par deux artistes français, Pierre Huyghe et Philippe Parreno, qui ont confié cette « coquille » vide à d’autres artistes. Ann Lee est devenu un motif artistique – et a par la même occasion gagné une deuxième vie.

« À bientôt » lui répond Eddie, un brin ému. D’aussi loin qu’il se souvienne, il a toujours su parler avec les œuvres d’art, à commencer par la nature morte qui trônait au-dessus du canapé de ses parents, une toile achetée en brocante qui n’avait peut-être pas grand chose à dire (il ne s’en souvient plus, trop jeune) mais qui lui tenait compagnie quand il restait seul chez lui, le mercredi après-midi. Mais l’émotion, ce n’était pas ce qu’il ressentait le plus souvent face à une oeuvre d’art. C’était même plutôt rare. Des rires, il y en avait eu. Des colères aussi. À deux reprises même, des employeurs quittés parce que des œuvres qu’il était chargé de surveiller étaient des fortes têtes – putain d’urinoir, se dit-il, il lui avait coûté un job au Centre Pompidou.

Eddie est ému. Et de fait, il s’émeut d’être ému. Rapidement cela dit, car les picotements de sa jambe droite ne le lâchent pas et une vibration de sa jambe gauche le rappelle à ses obligations. Il sort son téléphone de sa poche pour couper l’alarme qui indique « PARTIR AU BOULOT !!!! » et fonce vers la sortie.

« Alors ? lui demande l’agent d’accueil postée près de l’entrée du hangar qui accueille le Frac Aquitaine.
– Top. J’adore.
– J’en suis ravie ! Je savais que ça te plairait, je commence à bien connaître tes goûts.
– Merci de m’avoir appelé, Cécile. C’est sympa.
– Pas de quoi, répond-elle en souriant. Tu viendras voir le reste de l’expo quand même ?
– Bien sûr ! Je reviens la semaine prochaine, je pense.
– Et pour le verre ?
– Le… ? Ah. Je bosse le soir, tu le sais, répond Eddie, gêné.
– Alors un verre un midi !
– Un déjeuner tu veux dire ?
– C’est une proposition ?
– Je… euh…
– C’est d’accord ! Lundi ?
– Mais lundi, c’est demain.
– Justement. C’est jour de fermeture ici, on aura plus de temps.
– Ok. Je… dois vraiment y aller.
– À demain !
– À demain ».

Ce n’est pas que Cécile ne lui plaise pas, bien au contraire. Mais Eddie n’a jamais été vraiment très à l’aise avec les filles. Et même s’ils partagent la même passion pour l’art, comprendrait-elle qu’il passe son temps à parler avec ces objets inanimés ? Cela lui a déjà joué des tours. Combien de fois l’a-t-on pris pour un fou parce qu’il en avait parlé, ou au contraire parce qu’il avait gardé le secret et s’était finalement fait pincer ?

« Ça va, Eddie ? demande une oeuvre postée près de l’entrée.
– On fait aller, répond le grand frisé à cette statue, un Bibendum afro signé Bruno Peinado.

– C’est elle qui te fait peur ?
– Un peu.
– Allez mon gars, faut pas se laisser abattre. Bats-toi !
– Tu te moques de moi ? Tu es un bibendum, un logo de marque, et tu me parles de me battre ? Contre quoi ?
– Je ne suis pas un simple Bibendum voyons ! Bruno Peinado reprend des codes et des symboles existants et il les conjugue ensemble. Tu as vu ma couleur un peu ? Et ma coupe ?
– Oui merci. Et alors ?
– Tu sais pourquoi je suis noir ?
– Pour défendre les droits civiques ?
– Il y a un peu de ça, ça amusait Bruno de transformer en noir le personnage crée par une boîte soupçonnée d’avoir financé des mouvements d’extrême-droite dans les années 30. C’est vrai. Mais à la base c’est plus simple que ça. Je suis noir parce que les pneus sont noirs.
– Oh.
– Eh oui ! Tu n’avais jamais remarqué ? Les pneus sont noirs, Bibendum est un personnage fait de pneus, et pourtant Bibendum est blanc ! Avec moi, Bruno a rétabli un peu de justice. Accessoirement, ça évoque aussi les pneus cramés des grèves à l’usine Michelin en 2000, quand il m’a créé. Alors ne me dis pas que je ne suis pas une oeuvre de lutte. Et bats-toi, toi aussi ! »

Eddie pousse la porte du hangar G2, qui accueille le FRAC Aquitaine. Le ciel est gris, le sol humide, il vient de pleuvoir. Espérons que ça ne se remette pas à tomber, se dit Eddie, qui n’a ni parapluie ni manteau, juste sur ses épaules la veste de costume qu’il devra porter en se mettant au travail. Il n’a jamais compris pourquoi le costard était obligatoire même pour lui, chargé de la vidéosurveillance, lui qui n’était jamais en contact ni avec le public ni même avec les oeuvres. Il sent une goutte sur son front. Oh non. Ça va repartir. Il songe un instant à aller s’abriter sous les immenses arches de béton de l’ancienne base sous-marine, qui lui fait face. Mais il n’a pas le temps, il doit avancer, il pressera le pas jusqu’à la station de tram.

« Eh ! »

Qui l’appelle ? Eddie se retourne. Personne. Il repart.

« Attends-moi ! Tu vas trop vite ! »

Il ne reconnaît pas cette petite voix suraiguë qui l’interpelle.

« Je suis là ! En bas ! Pfiou… Ouf… Attends-moi s’il te plaît », fait la voix essoufflée.

Il regarde à ses pieds. Il y a un seau d’eau.

« AH ! Mais qu’est-ce que c’est que… Comment tu es arrivé là toi ?
– Bah quelle question ! En marchant, banane !
– En marchant ? Mais comment ?
– Avec ça ».

Le seau bleu se penche légèrement- mais comment fait-il ? Il laisse apparaître une petite patte, qu’il agite. Ce… Ce n’est pas une patte à proprement parler. C’est une pédale de vélo, fixée sur lui. Eddie examine le seau plus attentivement : ce sont ces petites pédales qui lui servent de pattes.

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« Qui es-tu ? Tu es une oeuvre d’art ?
– Oui ! Je suis le « Seau sans anse » de Sébastien Blanco.
– Mais qu’est-ce que tu fabriques ici ? D’où viens-tu ?
– De là ! Je suis sorti prendre l’air quelques minutes, et puis je t’ai vu, je me suis dit que j’allais venir taper la causette avec toi. Mais tu as l’air pressé.
– Un peu. Mais… Eh attends ! Tu viens du Frac ?
– Oui m’sieur !
– Comment es-tu sorti ?
– Par la porte. Je suis assez petit pour me faufiler dans l’entrebâillement de la porte lorsque quelqu’un entre ou sort. J’ai l’habitude !
– Mais enfin, c’est mal ! Tu es une oeuvre d’art, ta place, c’est là-dedans ! Il faut te préserver. Allez, rentre tout de suite.
– Non.
– Hein ?
– Non, je ne rentrerai pas. D’abord, tu n’es ni mon propriétaire ni mon curateur, tu n’as aucun ordre à me donner, tu n’as pas à me dire où je dois me placer. Et puis quoi, nous les oeuvres d’art, nous n’avons pas d’autre lieu de vie imaginable que dans un white cube, les quatre murs blancs qui font tous les musées d’art contemporain. Non ! Tu crois que je connais pas le Lion de Stalingrad, de Xavier Veilhan, qui passe sa vie dehors ? Tu crois que je connais pas le Pot Doré de Jean-Pierre Raynaud ? Il a fait le tour du monde, alors que c’est un pot de fleurs ! Moi je suis un seau d’eau, pourquoi je n’aurais pas le droit ? Hein ? Hein ?
– Peut-être parce que lui mesure quatre mètres de haut et qu’il est couvert de feuilles d’or ?
– Et c’est la taille qui fait la valeur d’une oeuvre d’art ? Première nouvelle ».

Eddie jette un œil autour de lui. Ouf, pas un chat. Tout d’un coup, il s’est senti complètement idiot, planté là au milieu de cette ancienne zone portuaire, à discuter à moitié accroupi avec un seau d’eau bleu muni de pédales de vélo en guise de pattes – que lui seul peut entendre. Ses épaules sont de plus en plus froides, mouillées par la pluie qui a repris.

« Bon tu ne m’en veux pas, mais je dois vraiment y aller. En plus il commence à pleuvoir des cordes, si je ne veux pas saloper mon costume je dois me mettre à l’abri.
– Il pleut ? Pas senti. Allez, laisse-moi venir avec toi !
– Tu ne sens pas l’eau ?
– Bah non. Avant d’être une oeuvre d’art je suis un seau, ma vocation initiale c’est d’emmagasiner de l’eau, ha ha ».

Eddie regarde le seau. Le seau le regarde. Eddie jette un œil à la porte d’entrée du Frac, aux alentours. Le seau le regarde toujours. Eddie tourne la tête et jauge la distance qui le sépare du tram – zut, une rame arrive. Le seau le regarde encore, guettant sa réponse.

Il n’y a pas de réponse. Eddie attrape le seau brusquement par les côtés, le met sur sa tête comme un porteur d’eau et se met à courir comme un dératé.

« Mais non ! Non ! Lâche-moi ! Je peux marcher tout seul !
– On n’a pas le temps !
– Mais… mais…
– Écoute, je t’embarque, mais ne commence pas à m’emmerder. Et écoute bien le deal, je te fais prendre l’air ce soir, demain je te ramène à Cécile.
– Ok, ok ! Comme tu veux ! Ca nous laisse une partie de la soirée pour causer !
– JE TRAVAILLE, le soir. Si on se parle, c’est là, maintenant, dans le tram. Tiens, il arrive, vite !
– Quoi, tu vas me faire rentrer là-dedans ?
– Eh oui, c’est ça la vie hors des musées ! »

Eddie se rue vers le tramway et parvient à en franchir les portes in extremis. Une fois à l’intérieur, il valide son billet et cherche la place la plus à l’abri des regards, celle qui tourne le dos à tout le reste de la rame, là-bas, où la porte n’est pas double.

« Pouah ! C’est immonde ! Je suis trempé !
– Mais enfin, tu es un seau d’eau, c’est ta vocation.
– Mais pas un seau comme les autres enfin ! Je n’ai pas été modifié de la sorte par Sébastien pour me retrouver réduit à mon usage premier. Ce n’est parce que j’ai figuré dans un catalogue que je suis un objet comme les autres.
– Un catalogue ? D’exposition ?
– Pas vraiment non. Buy-Sellf, tu connais ?
– Du tout.
– Zébra 3 ?
– Yep, ça me parle. Un collectif d’artistes de Bordeaux, c’est bien ça ? répond Eddie, plutôt bien au courant de la vie culturelle de sa ville.
– Exact. Eh bien Buy-Sellf est leur premier projet, et le plus ambitieux, et moi j’en suis ! poursuit le seau en se dandinant.
– Monsieur, vous êtes en train de parler avec un seau d’eau. Ça va ? fait une voix derrière Eddie.
– Tout va bien madame, oui. Je ne parle pas à mon seau, je suis pas fou ! Je… euh, je répète une pièce de théâtre. Ca s’appelle « Le catalogue d’exposition », répond Eddie hésitant à la vieille dame qui s’est approché de lui.

Puis, grandiloquent : « Un catalogue ? D’exposition ? Oh, oui, c’est un collectif d’artistes… C’est du théâtre conceptuel madame.
– Je vois. Bon courage ! Fait la vieille dame en s’en allant.
– Quel jeu d’acteur. Rassure-moi, tu n’as jamais fait de théâtre ? Demande le seau.
– Jamais. Bon, on en était où ?
– Le catalogue.
– Ah ! Oui. Donc, Buy-Sellf, c’est le projet par lequel l’association Zébra 3 s’est fait connaître, à la fin des années 90. Ils se sont ensuite mis à l’aide à la production d’oeuvres d’art entre autres, mais ce premier grand projet, c’était un catalogue de vente d’œuvres d’art par correspondance, une sorte de galerie alternative, exactement sur le même modèle que les 3 Suisses à l’époque. On y trouvait de nombreux objets, qui ressemblaient à quelque chose mais ne servaient pas à grand chose, puisque c’étaient des oeuvres d’art !
– Mais quoi par exemple ?
– Oh, c’était très varié. Il y avait des nains de jardin anti-vol parce qu’ils étaient en tenue de camouflage, des tongs à roulettes ou des brosses à dents à deux têtes.
– Mais donc c’était un faux catalogue ?
– Ah mais non ! On pouvait bel et bien commander tous ces objets, ils avaient été produits et ils avaient une vraie référence. Nos deux premiers numéros à chacun correspondaient à notre créateur. La preuve, j’ai trouvé preneur !
– Alors donc toi, tu faisais partie de ces objets ?
– C’est ça. Sébastien, mon artiste, c’est l’un des fondateurs de Zébra 3 et de Buy-Sellf. Et puis il y avait un vrai modèle économique : tout l’argent gagné par la vente des oeuvres était réinvesti dans la production de nouvelles oeuvres, exactement comme les profits d’un fabricant de meubles est investi dans la recherche et le développement.
– Donc au final, la faille dans l’histoire, c’est que vous étiez tous inutiles ?
– Voilà. Moi par exemple, je me déplace trop mal pour être utile à quiconque.
– Ha ha ha, j’ai vu ça.
– D’autant plus qu’on ne peut pas me porter.
– Sauf sur la tête.
– Très drôle ».

Le temps de leur conversation, le tramway a atteint le point de correspondance qui permet à Eddie de rejoindre le château dont le PC sécurité est l’abri chaque nuit.

« Tu es prêt ? demande Eddie.
– Pour quoi ?
– On va sortir. Et il va falloir que je te vide ».

Le vigile sort du tramway en portant le seau comme un bébé et le renverse. « Aaaaaaah ! » crie l’œuvre d’art – que seul Eddie lui-même entend.

« C’est bon, c’est fini ? demande le Seau sans anse.
– Pas encore, il faut que j’attrape le bus ! Il arrive !
– Oh noooon ! hurle à nouveau le seau », visiblement pas habitué.

Eddie monte dans le bus, manque de cogner l’une des pédales du seau contre le valideur blanc du bus – c’eût été dommage, un tout nouveau modèle – et va s’asseoir au fond.

« Ah ! Je me sens plus léger. C’est bon, je peux bouger ?
– Toujours pas. Tu te dégourdiras les jambes quand je serai au travail.
– Râh. J’ai pas l’habitude.
– Ah mais mon ami, le musée c’est une prison dorée. Tu y es enfermé, mais tu y fais ce que tu veux, surtout quand c’est fermé !
– Comment tu sais ça ?
– Je suis veilleur de nuit dans un lieu d’exposition. Chaque nuit sur mes écrans je vois tout, j’entends tout surtout. Alors, tu continues à me parler de toi ? Ca m’intéresse ! Tu as fait quoi après le catalogue ?
– J’ai été acheté par le Frac Aquitaine, là où tu m’as trouvé ! Mais je suis privilégié, j’ai beaucoup tourné d’exposition en exposition, un peu partout à Bordeaux et en France. Je crois qu’aujourd’hui…
– Quoi ? demande Eddie, alors que le seau s’est interrompu.
– Non, rien, tu vas me prendre pour un prétentieux. Tu vas trouver ça bizarre.
– Vas-y ! Je suis déjà en train de parler avec un seau d’eau, il n’y aura rien de plus bizarre.
– Je crois que si on me montre pas mal dans des expos, c’est parce que je fais un peu partie de l’histoire de l’art en France.
– Ah carrément.
– A ma mesure, hein ! Mine de rien, Buy-Sellf a marqué l’histoire artistique des années 90 et 2000 avec son catalogue. Surtout dans la ville qui a vu naître un collectif subversif et marrant comme Présence Panchounette, qui détournait lui aussi les codes de l’art et de la culture pop en même temps. Je fais partie des porte-étendards de cette part de l’histoire de l’art, au moins à Bordeaux, que représente Buy-Sellf. Tiens, tu vois, quand ils ont fait une expo au CAPC, il n’y avait pas de vieilles oeuvres du catalogue, mais moi j’étais exposé au FRAC.
– …
– Eddie ?
– …
– EDDIE ! Attends-moi ! »

Eddie se tient juste devant la porte pour sortir du bus. Le Seau sans anse, pris dans son récit, ne s’en est pas aperçu. Il actionne ses petites pédales et force le plus possible, fonce de toutes ses forces vers la porte du bus qui vient de s’ouvrir.

« Eh bah tu vois que tu sais aller vite ! C’est là que je travaille.
– Je suis mort de rire. J’en ai plein le seau. Pourquoi tu as fait ça ?
– Pour te tester ! Ce que tu m’a raconté est très intéressant, n’en doute pas. Mais j’avais envie de te taquiner un peu.
– Je suis mort de rire, vois-tu. J’ai eu peur !
– Eh bien ça t’apprendra ce que c’est que la peur, pour une oeuvre d’art, ha ha ! Bon tu viens ? On a toute une nuit pour discuter ».


Pour en savoir plus sur Buy-Sellf, ce sympathique (quoiqu’un peu vieux) documentaire Arte : http://tracks.arte.tv/fr/buy-sellf-lart-portee-de-main

Et ne loupez pas la super série du Frac Aquitaine sur l’art contemporain, « La conquête de l’Art »

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