Saison 2, épisode 10
Paris, 25 octobre 2014
Il y a de la fumée qui s’échappe du sol. Ah non, c’est de la vapeur d’eau. Et d’ailleurs ce n’est pas un sol, c’est un trou. Dans le trou il y a une cascade, artificielle, éclairée par une lumière bleue – artificielle elle aussi. Derrière cette douce lueur azur, il y en a une autre, jaune – et artificielle également, faut-il encore le préciser. Beaucoup plus puissante, elle se réfléchit sur une flopée de miroirs rangés là en rang d’oignon. Et là-dessus, un bloc de verre. Et un autre. Et un autre. Et de la pierre. Et puis du verre, encore des blocs. Les blocs les plus hauts ne sont pas des blocs, ce sont des feuilles, très épaisses certes, mais des feuilles quand même. Des « voiles », préconisent les éléments de langage. Un peu comme si tous les navires de la Route du Rhum étaient entrés en carambolage, là, devant moi.
C’est donc ça, la fondation Louis Vuitton. Cette grosse bâtisse, signée d’un art’chitecte qui fait des doigts d’honneur, un brin vantard mais sacrément génial, Frank Gehry. Dans son musée Guggenheim à Bilbao, il y a quelques années de ça, j’avais connu une expérience folle, j’avais navigué dans des salles d’exposition, beurré comme un coing. Et me revoilà devant un bâtiment de Gehry. Cette fois, c’est pour le travail. Faute de décrocher une interview de l’architecte, le chef m’a dit, me convoquant dans son bureau, « Quitte à raconter des conneries, autant que ce soit toi qui le fasses. T’as carte blanche. Discute avec les œuvres comme bon te semble« , lâchant un rictus malsain. Frank Gehry a-t-il conçu son bâtiment comme une oeuvre ? Pas compliqué à savoir, pour moi du moins : « Esprit de la fondation, si tu es là, fais-moi signe !
– Je tape un coup pour oui et deux coups pour non, c’est ça ? me répond une grosse voix caverneuse.
– Ca ira, pas la peine ! Je voulais juste vérifier si tu étais bien une oeuvre d’art…
– Ca ne se voit pas ? Quand même, mate un peu les courbes !
– Pas faux, tu as de l’allure.
– Merci. C’est que Frank y a mis les moyens. Tu vois mes voiles ? Elles ressemblent à celles du Guggenheim de Bilbao, hein ?
– Euh, oui, c’est vrai, mais…
– Mais les miennes sont en verre. De dehors, du coup, je ressemble presque à un vaisseau qui flotte dans les airs.
– Comme sur ton affiche ?
– Comme sur mon affiche.
– Et c’est accentué par mon absence d’angles.
– Comment ça ?
– C’est un peu la hantise de Frank, l’angle droit. Si tu regardes la plupart de ses bâtiments les plus récents, ils n’ont aucun angle droit ni a l’intérieur ni à l’extérieur. Pour un musée, c’est fort quand même.
– Pourquoi pour un musée en particulier ?
– Le White Cube, tu n’as jamais entendu parler ?
– Un cube blanc ? Non, je ne…
– Je te la fais simple. Au moment de l’essor de l’art contemporain comme on l’entend aujourd’hui, dans les années 60, les muséographes…
– … ceux qui étudient la présentation des œuvres et des salles dans les musées, c’est ça ?
– … Oui, eux. Enfin, un surtout, Brian O’Doherty. Ils a estimé que ce qu’il fallait faire, c’étaient de grands musées lumineux où toutes les salles seraient de vastes salles carrées ou rectangulaires, avec beaucoup de lumière. Pour lui, c’était la meilleure façon de mettre en valeur les œuvres modernes : on pouvait les voir sous tous les angles, voilà l’avantage.
– Mais ça, on en est revenu depuis, non ?
– Un peu oui ! Et heureusement ! Ici, tu verras, il n’y a pas une seule salle qui soit strictement un cube ou un parallélépipède. Que des formes hybrides. Et puis des grandes salles, des toutes petites, des puits de lumière, des fenêtres, il y a tout un tas de décors différents ici. Je te conseille d’aller faire un tour du côté d’un de mes icebergs, c’est impressionnant.
– Tes icebergs ? C’est quoi, c’est où ?
– Là, sur le côté, m’indique le grand bâtiment. A l’intérieur ça a l’air d’une vaste cage d’escalier, mais tu n’y verras plus une once de verre, que des enchevêtrements de métal. Tu n’as pas le vertige ?
– Un peu, si.
– Alors n’y vas pas seul !
– J’aimerais bien, mais ma comparse d’expositions m’a laissé tomber ce soir, on dirait, dis-je en regardant mon portable pour vérifier si Jeanne a donné des nouvelles. Elle aurait dû m’accompagner ce soir.
– Pauvre petit ! lance le bâtiment avec un rictus dans sa grosse voix.
– C’est pas beau, eh, de se moquer de plus petit que soi !
– Désolé, je suis taquin.
– C’est la jeunesse qui fait ça, lui lance-je pour plaisanter. Et ça, là, en bas, c’est quoi ? poursuis-je en montrant du doigt la longue enfilade aux lueurs jaunes.
– Ah ça ce n’est plus mon affaire. C’est le Grotto d’Olafur Eliasson. Descends, je te retrouve là-bas et je te présente l’œuvre, me dit le bâtiment.
C’est sympa ça, j’ai un fixeur, un guide pour découvrir le musée, et c’est le musée lui-même. Je n’ai pas souvenir que ça me soit déjà arrivé, tiens. J’entre – enfin – dans le bâtiment, avant de descendre les escaliers pour presque immédiatement en ressortir, direction cette longue travée jaunâtre.
« Je te présente le Grotto, me lance l’œuvre de sa voix grave et puissante, qui fait presque vibrer ma poitrine. Grotto, voici l’un de ces humains qui parviennent à nous entendre.
– Arrête de m’appeler comme ça ! lui répond une voix aiguë et métallique, mais pourtant pas désagréable.
– Comment ca ? demande-je. Ce n’est pas ton titre ?
– Mais non ! Je m’appelle Inside the Horizon. Un grotto, c’est une caverne, une petite grotte. C’est le nom du lieu, pas de moi, l’œuvre. Mais ça, cet idiot de bâtiment n’arrive pas à l’enregistrer dans sa microscopique cervelle de verre.
– Parle-moi meilleur ! lance le musée, furieux, faisant trembler mes tympans. Tu me dois le respect, je te rappelle.
– Pas vraiment, c’est lui l’œuvre, tu n’es là que pour le mettre en valeur, dis-je pour prendre la défense de l’œuvre jaune couverte de miroirs.
– Euh non non, il marque un point là, me répond l’œuvre qui a baissé sa colère d’un ton.
– Comment ça ?
– C’est un oeuvre in situ. Sans moi il n’est rien.
– « In situ » ? – « Sur place », en latin. Ca veut dire que j’ai été créé spécialement par Olafur pour ce lieu-ci, et pas pour un autre, m’explique l’œuvre jaune. Beaucoup d’artistes font ça. Tu vois les colonnes de Buren au Palais Royal ?
– Très bien, oui… – Eh bien voilà. C’est une oeuvre in situ. Conçue spécialement en fonction du lieu où elle est exposée.
– Ah ouais, une oeuvre d’extérieur quoi.
– Pas forcément ! Il peut y avoir une oeuvre pensée spécialement pour telle salle de telle musée. Comme La matière du temps de Richard Serra…
– C’est chez un cousin ça, poursuit le bâtiment, le Guggenheim de Bilbao. Mon plus proche parent d’ailleurs.
– Je sais, réponds-je, j’ai déjà eu l’occasion de discuter avec l’œuvre de Serra. Je vois ce que tu veux dire, dis-je à l’œuvre d’Eliasson : tu n’aurais pas été possible ailleurs, ou alors tu n’aurais pas eu cette allure-là.
– Voilà ! Olafur travaille beaucoup comme ça. Comme la lumière est l’un de ses matériaux de prédilection…
– Mais alors, il fait quoi cet Olafur ?
– Laisse-moi t’expliquer ! C’est un artiste Danois. Il a 47 ans, et DONC, comme je te disais, son matériau principal, c’est la lumière. Qu’elle soit artificielle ou naturelle. Ensuite, il joue avec des miroirs, des écrans, des filtres, des fumées, pour créer des ambiances très particulières qui jouent avec nos sens, souvent. Enfin, avec les vôtres. Moi je ne suis qu’une oeuvre de verre.
– Avec nos sens ? C’est à dire ?
– Il brouille le champ de vision, crée des perspectives étranges, des décors surréalistes. Par exemple, à Londres, à la Tate Modern, il avait réussi à faire entrer un soleil dans le hall principal, avec une grosse lampe jaune et des miroirs !

– Ah, oui… Je vois, j’ai dû voir ça dans un livre… C’était impressionnant oui.
– Oh ! crie tout à coup l’œuvre
– Quoi ? nous écrions-nous en chœur, le bâtiment et moi-même.
– J’ai un exemple encore meilleur ! Tu es déjà allé à la galerie Vuitton ?
– Sur les Champs-Elysées, au sommet du magasin où ils vendent des sacs par milliers ?
– Aux touristes chinois, tu peux le dire, ricane le musée.
– J’ai rien dit moi.
– Oui, cette galerie-là, reprend l’œuvre. Tu te rappelles l’ascenseur pour accéder à l’étage ? »

Un peu, que je me souviens. Et pourtant, c’était il y a au moins cinq ou six ans. J’avais pris l’initiative d’aller voir l’une des expositions temporaires de la fondation – qui n’avait pas encore son grand navire étendard à la lisière de Paris. Alors, la porte de l’ascenseur s’était ouverte devant moi, j’étais entré, le sol, molletonné, s’était légèrement affaissé sous mes pieds ; les parois de même se dérobaient sous l’effet d’ure mousse dissimulée sous la moquette qui recouvrait tous les côtés de l’ascenseur. « Vous êtes dans une oeuvre d’Olafur Eliasson« , m’avait informé l’hôtesse. Votre perte des sens. Ce titre, je ne l’ai jamais oublié. Car j’ai très vite compris ce qu’il voulait dire. L’œuvre ne m’avait rien dit, mais il n’y avait pas besoin. Sitôt l’ascenseur en route, les lumières s’étaient arrêtées pour nous laisser dans le noir et le silence complet. Alors, l’effet combiné de l’obscurité, des parfois molletonnées et – je crois – des murs insonorisés, m’avait enlevé tout repère connu. Toucher, vue, ouïe, plus rien ne répondait. Et la montée a duré quelque trente secondes. Alors c’était ca, une « perte des sens »….
« – Oui, je me souviens… C’était lui aussi ?
– Exact, me répond l’œuvre aux miroirs. Olafur travaille sur beaucoup de supports différents, mais l’expérience, le vécu, c’est la base de son travail. Du coup, il travaille avec une grosse équipe, il y a des architectes, des ingénieurs, ou des historiens de l’art, par exemple.
– Ca sert à quoi ?
– Eh bien tu vois, ici, je n’aurais pas pu voir le jour si je n’avais pas été pensé en collaboration avec des architectes. Dont Gehry, le papa du musée.
– Voilà, reprend le grand bâtiment derrière moi. C’est pour cette raison qu’il me doit le respect. Sans moi il n’aurait pas la même allure.
– Mais c’est réciproque dis-donc ! lui objecte l’œuvre, au moins cinq fois plus petite que lui. Sans moi à tes côtés, tu serais sacrément plus sombre la nuit !
– Là, il marque un point aussi, précise-je.
– C’est pas faux. Mais je gueule plus fort, regarde ! » Tout à coup, le bâtiment se met à pousser un râle qui me déchire le crâne. Je suis le seul à l’entendre, mais ce son est insupportable. Et au même moment, l’escalier d’eau s’anime, le torrent grandit et finit à même pas un mètre de moi, aussi fort qu’une cascade. « Alors ? Ca t’apprendra à te mesurer à un bâtiment qui a du caractère« , me dit-il. Mais je ne l’entends qu’à moitié. Cette bâtisse m’a gueulé si fort dans l’oreille que je n’entends plus qu’un vague bourdonnement dans l’oreille droite. Et rien d’autre. À y faire attention, ce n’est pas un bourdonnement continu, comme quand on a écouté de la musique trop fort. C’est une sorte de série de sons bizarres. Comme si j’avais un album de Pierre Henry greffé dans le crâne. Vexé, et sonné, je pars sans même adresser un mot à la bâtisse.
« Eh ! me lance l’œuvre Inside the horizon
– Quoi ?
– Ça va ?
– Pas trop non. J’ai un truc bizarre dans l’oreille.
– Une banane ?
– Mais non, rien à voir. Un bruit bizarre.
– Ah dommage, c’aurait été drôle une banane dans l’oreille. Bon, il faut que tu consultes. Vite. Vu la puissance du lieu le souffle peut avoir été dangereux. Allez, traîne pas« .