Saison 3, épisode 1
Quelque part, un certain jour.
Il fait nuit ici. Une nuit ponctuée de ronces aux taches rouge écarlate, qui viennent barrer ma route. Je tente de me frayer un chemin entre ces points et ces lignes, dans ce paysage chaotique qui semble n’avoir aucun horizon. J’enjambe les lignes blanches qui semblent n’obéir à aucune règle, aucun schéma de développement végétal ; je dois me baisser pour éviter ces points rouges, semblables à des fleurs sans pétales. Mon seul but est de sortir de là, je n’ai pas de point à atteindre, rien en vue. J’erre dans ce paysage depuis des minutes, des heures peut-être, je ne me souviens pas avoir déjà été ailleurs.
Au bout d’un temps impossible à déterminer, il m’apparaît que les points et les lignes sont plus nombreux derrière moi que devant. Rassuré par l’existence d’un espace fini autour de moi, je continue à avancer, évitant les obstacles et les pièges qui semblent posés sur mon chemin par hasard. Petit à petit, je vois se dessiner derrière moi plus précisément le tableau de Jackson Pollock dans lequel je m’étais perdu.

Quand je parviens enfin à m’en sortir, le soleil est à son zénith. Plus que ça, même. Un immense sphère jaune m’éclaire, donnant aux alentours l’allure d’une fournaise qui n’en aurait pas les températures. Ce soleil gigantesque, je le sens, n’est pas dans le ciel ; il est à quelques mètres au-dessus de moi à peine, pas plus. Et quand je regarde vers le haut, je vois mon propre reflet. Ce n’est pas un soleil, c’est une installation, le Weather Project d’Olafur Eliasson ; je ne me balade pas dans la nature mais d’oeuvre en oeuvre, dans ce monde parallèle où le silence est roi.

Où suis-je ? Impossible de le savoir, et impossible de demander mon chemin : il n’y a personne. Ce qui m’entoure ressemble à un immense musée aux dimensions infinies, où les oeuvres m’engloutiraient plutôt que de se laisser exposer. Au-loin, une voix m’interpelle : que dit-elle ? Elle est trop loin, et je ne parviens pas à savoir d’où elle vient. Je cours dans une direction choisie au hasard, je finirai bien par tomber sur autre chose. La voix se rapproche, au fur et à mesure, et finit par me crier, dans une voix étouffée, “Get out of here, get out of my mind ”. Je ne me laisse pas prendre, je ne suis dans la tête de personne, c’est encore une oeuvre d’art qui a voulu me jouer un tour. Cette fois-ci je suis dans une installation sonore de Bruce Nauman.
Le noir complet a envahi mon champ de vision, pendant que la voix, elle, se fait de plus en plus persistante. Quelque part au loin, il y a un point de lumière. Un réverbère ? Ca y ressemble. “Get out of my miiiiind”, persiste la voix cassée, désormais si forte que je dois me boucher les oreilles pour quitter les lieux. Je fonce vers la petite lumière au fond.
Il faut peut-être que des heures entières s’écoulent pour que je voie enfin la lueur de ce réverbère – car c’est effectivement un réverbère – grandir. Autour, on dirait une ville. Mes pieds, qui marchaient sur une surface indéfiniment noire, sentent désormais des pavés, puis de l’asphalte, puis un trottoir. Je suis moi-même dans une rue, où les bâtiments ne sont que contours flous. Il n’y a comme source de lumière que ce réverbère et, non loin, un café qui fait l’angle de la rue, ou quelques quidams sirotent un verre.
Je sais où je suis. Je me balade désormais dans un tableau d’Edward Hopper, le célébrissime Nighthawks. Des dizaines de millions de personnes ont vu ce troquet, de loin, en tableau, mais ce sont toujours les trois mêmes clients, et le même serveur, qui semblent faire office de piliers de bar.
La porte n’est pas verrouillée. Quand je la franchis, une clochette retentit, signalant à tout le café mon arrivée. Le serveur, affairé à ranger ses verres, ne me remarque pas, mais les trois clients, eux, se retournent vers moi. Et ils ne sont pas les seuls. Là, dans le fond du café, dans l’angle mort que les humains qui contemplent le tableau d’Hopper ne verront jamais, il y a des dizaines d’autres personnes.

A un coin du comptoir, un autoportrait de Pablo Picasso est seul, sirotant un verre de Suze, avec au pied de son tabouret, sagement accroupi, le taureau déstructuré de Guernica. Juste derrière lui, un homme à tête de pomme, fidèle à la représentation de Magritte, converse avec la journaliste Sylvia von Harden, clope au bec et oeil droit cerclé de noir, comme Otto Dix l’avait représentée. Un peu plus loin, un homme difforme sort des toilettes en train de ranger son sexe complètement démesuré et déformé dans son pantalon ; le Cri de Munch lui lance « Tu faisais quoi aux toilettes, Grand Masturbateur ? ». « Ceci n’était pas une pipe » lui répond l’homme Daliesque, ce qui fait ricaner au passage un crâne de Gabriel Orozco, posé sur une table voisine, en pleine partie de cartes avec Henri Matisse en personne.
« Et là, je ne sais pas comment ça s’est produit, ce connard de clebs est arrivé à bouger. Dans le monde humain, ça ne s’était jamais produit, entends-je une voix familière raconter à une petite assemblée au fond du café. Il a tout envoyé valdinguer dans la galerie, et il a écrasé de ses grosses pattes pas fines les humains qui étaient là ». La Fontaine de Duchamp est en train de raconter à ceux qui veulent bien l’écouter nos mésaventures passées.
« Et les humains, comment ont-ils réagi là-bas ? demande une silhouette de papier bleu découpée par Matisse.
– Ca a fait la une des journaux. Mais les autorités ont rapidement repris les choses en main, en racontant que le chien avait été piégé et qu’une bombe avait explosé dans l’exposition.
– Mais le chien, il ne l’ont pas retrouvé ?
– Non. Porté disparu. Il est allé faire un carnage dans l’expo de Marcel, à côté, et s’est volatilisé.
– Et les gens qui étaient dans l’expo à ce moment-là ? Ils sont morts ? demande, d’une autre table, le Cri.
– Oui. Tous, y compris le directeur du musée et la ministre de la Culture. Tous, sauf un. Mon petit protégé, un de ces humains qui savent nous parler. Il est plongé dans un coma profond, les médecins ne savent absolument pas s’il en sortira un jour.
– QUOI ? m’écrie-je, pris par la surprise. Je suis dans le coma, là ? »
Tout le café se retourne vers moi. En une seconde, le bar peint par Hopper semble avoir replongé dans l’immobilisme qu’il est quand c’est un tableau. Plus un bruit ne vient perturber le pesant silence qui s’est installé. Le couple installé au comptoir me dévisage longuement. Je connais bien leur allure, pour avoir souvent contemplé ce tableau sur les livres d’art. L’homme au chapeau ouvre sa bouche, comme s’il allait prendre la parole ; mais c’est sa voisine, la femme à la robe rouge, qui m’adresse la parole en premier :
« Vous venez de quelle oeuvre, vous ? Je ne vous ai pas déjà vu dans un tableau de Di Rosa ?
– Je ne crois pas non, réponds-je. Et je ne sais pas trop comment je dois le prendre ça. J’ai l’air d’avoir un seul oeil et de grosses lèvres disgracieuses ?
– Eh ! crie dans le fond du café un René, l’un des personnages loufoques d’Hervé Di Rosa. Fais gaffe à ce que tu dis, me lance-t-il avec un fort accent du sud.
– Oh pardon. Je voulais pas…
– Non mais ça va, j’ai l’habitude. Je plaisantais. Mieux vaut avoir le sens de l’humour quand on n’a qu’un oeil .
– Mais alors, d’où sortez-vous ? me redemande la femme à la robe rouge.
– Je ne sors pas d’une oeuvre, madame. Je ne sais même pas comment je suis arrivé ici. J’ai traversé un tableau de Pollock, une installation d’Eliasson et une autre de Nauman pour arriver dans ce bar. Mais avant, je ne sais pas comment j’en suis rendu là.
– C’est un humain. Dans le monde des humains, il est dans le coma, c’est son sommeil profond qui l’a amené ici, lance, du fond du bar, l’urinoir de Duchamp. Content de te voir ici, camarade, dit-il à mon attention.
– Salut, Fontaine. Content de te voir aussi, ça fait des jours que j’erre sans voir personne. On est où, ici ? lui demande-je en allant m’installer à sa table, entre la silhouette bleue de Matisse et une Joconde moustachue.
– Bienvenue dans mon monde à moi ! Quand nous n’avons pas l’esprit dans les musées et les galeries où vous nous matez en disant des inepties, toi et tes crétins de congénères humains, nous nous réunissons ici, entre nous. C’est pour ça qu’on se connaît tous, entre nous.
– Et moi, je fiche quoi ici ?
– Ca, c’est une bonne question, lance le barman du tableau de Hopper. C’est la première fois qu’un humain pas artiste met les pieds ici.
– C’est sans doute lié à ta faculté de communiquer avec nous. Le sommeil profond dans lequel tu es plongé là-bas, dans ton monde, a dû t’amener ici, m’explique l’urinoir.
– C’est comme si j’étais dans une dimension parallèle ?
– C’est exactement ça.
– ET RESTES-Y ! me lance en criant une voix forte, du fond du bar.
– Pardon ?
– Reste donc ici, tu nous ficheras un peu la paix. C’est épuisant d’avoir affaire à des gens comme toi . »
Ne voyant pas qui m’adresse la parole, je me dirige vers le fond du bar, dans un coin sombre où seule une lampe de table procure une petite lumière. « Attention, me met en garde l’oeuvre de Marcel Duchamp, ils sont plutôt colériques. Mais tu as l’habitude d’eux depuis des années, ne te laisse pas déconcerter par leur forme habituelle.
– J’ai l’habitude ?
– Oh que oui. Tu les as fréquentés des centaines de fois . »
Attablés autour de cette petite source de lumière, quatre blocs de pierre et de métal marmonnent entre eux. « Ouais, c’est ça, approche un peu », me lance l’un d’entre eux, un parallélépipède de métal fait de petits tuyaux de toutes les couleurs. Il fait face à un bloc de petites briques surmonté d’une sorte de cheminée. A côté de ces deux-là, le troisième, beaucoup plus grand, ressemble à deux bras symétriques ralliés par une petite rangée de barreaux. Le dernier… le dernier, je le reconnais immédiatement, avec ses voiles de verre semi-transparent qui se passent les uns sur les autres.
« Mais… Vous êtes un musée ?! La fondation Louis Vuitton… en modèle réduit ?
– Bien vu l’aveugle. Ca faisait un moment, hein ? Mes éructations t’ont manqué ? me lance-t-il pour rappeler à ma bonne mémoire la surdité partielle qu’il m’avait infligée, il y a quelques mois.
– C’est drôle, ça. Tu as failli me rendre sourd, gros con.
– Je suis peut-être un gros con, mais je suis visité par des millions de gens. On peut pas en dire autant de toi.
– J’aime mieux ça, lui rétorque-je. Et je suppose que vous aussi, vous êtes des musées ?
– Tu ne m’as pas reconnu ? lance le gros bloc multicolore, que je contemple attentivement sous tous les angles.
– Beaubourg.
– Oui. Et tu connais mes amis, Tate Modern et Palais de Tokyo, pas besoin de te les présenter.
– Alors les musées aussi font partie de ce monde-là ?
– On en a bien besoin, assène flegmatiquement la Tate Modern, avec un accent anglais digne d’une pièce shakespearienne. Quand notre journée se finit, il faut bien qu’on se trouve un moyen d’exorciser les milliers de paroles ineptes de tous les humains, comme toi, qui nous visitent.
– Alors on vient se bourrer la gueule ici, reprend le bâtiment de la Fondation Vuitton. Même moi, qui ne suis pas vieux. J’en peux déjà plus des conneries que mes visiteurs peuvent balancer à longueur de journée.
– Laisse-les râler tranquille, me dit Fontaine. Ils passent leur temps à déverser leur bile sur les humains.
– C’est quand même aussi ta spécialité, lui rétorque-je.
– Oh, pas à ce point-là.
– Il y a un autre problème : ils s’en prennent souvent à nous, ajoute le type à tête de pomme de Magritte. Ils sont persuadés que parce qu’ils nous abritent toute la journée, ils ont un ascendant sur nous.
– Je comprends, réponds-je. J’ai pu le constater, une fois. C’était la fondation Vuitton, là, et son oeuvre in situ, d’Olafur Eliasson, qui se disputaient l’ascendant de l’un sur l’autre. J’ai failli en perdre l’ouïe ».
Taper la causette avec des oeuvres d’art ne me surprend plus du tout, en fait. C’est comme si je prenais un demi au café du coin avec une vielle bande de potes. Même l’apparition des musées, en version réduite et parlante, m’étonne à peine. Ce qui me fascine, à l’instant présent et depuis de longues minutes, c’est de me retrouver dans ce décor, celui des oiseaux de nuit, solitaires et pleins d’ennui, peints par un homme à l’autre bout du monde il y a soixante-dix ans, et que je peux aujourd’hui voir, approcher, et toucher, comme s’ils étaient eux aussi humains.
Je prends un instant pour jeter un oeil autour de moi. D’un côté, il y a ce café rempli d’oeuvres d’art, qui discutent entre elles comme si tout cela était la chose la plus normale au monde. De l’autre, ce comptoir, cette grande vitrine, et ces quatre… Soudain, je m’interromps brusquement. Je regarde à droite, à gauche, près de la vitrine, dans le fond du bar, prends un instant pour réfléchir, et mes yeux recommencent méthodiquement ce même parcours.
« Tu cherches quelque chose ? me demande le serveur.
– La porte par laquelle je suis entré. Elle n’est plus là.
– Il n’y a pas de porte ici.
– Mais, je suis bien arrivé de l’extérieur, tout à…
– Il n’y a jamais eu de porte ici.
– Tu devrais le savoir, toi l’amateur d’art, me lance le client seul au comptoir. Il n’y a pas de porte dans ce café, sur le tableau de Hopper.
– Il n’y a pas non plus de grande salle dans laquelle se retrouvent des chefs-d’oeuvre du monde entier.
– Nous l’avons créée. Mais il ne nous servait à rien de mettre une porte. Personne ne vient de l’extérieur. Les oeuvres arrivent directement ici quand elles viennent se reposer.
– Et moi ? Je suis arrivé comment moi ? Il y a dix minutes j’étais bien à l’extérieur, non ?
– Il n’y a JAMAIS… EU… DE PORTE… ICI, répète clairement le serveur.
– Et vous ? Vous êtes bien entrés ici un jour ou l’autre ?
– Bien sûr que non, me répond la femme à la robe rouge. Nous avons été peints ici par Hopper. Nous n’avons pas de passé, pas d’histoire. N’oublie pas, même si tu nous vois bouger et parler ici, nous ne sommes pas des humains, nous sommes des oeuvres d’art.
– C’est toi l’intrus ici, pas nous, rajoute le client seul.
– Pourquoi crois-tu que nous avons tous l’air de nous ennuyer profondément sur ce tableau ? me demande la femme en rouge.
– Parce que vous êtes coincés ici ?
– Parce que nous n’avons rien d’autre à faire, surtout ! dit brusquement l’homme qui accompagne la femme en robe, se redressant d’un coup. Pas de passé, pas d’avenir, rien. Nous ne sommes que les personnages d’un tableau. Inutile de te demander, comme beaucoup de tes congénères, si nous sommes là parce que nous attendons quelqu’un à tuer, si nous sommes en train de rompre ou je-ne-sais-quoi encore. Nous ne sommes là que parce que Hopper a décidé de peindre des personnages sur son tableau. Avant lui, nous n’existions pas. Après lui, nous ne pouvons pas nous créer une existence . »
Ils ont raison. Ils sont là depuis 70 ans et n’ont pas pris une ride. Pas plus que toutes les oeuvres qui m’entourent dans ce café dont personne ne soupçonne l’existence. Ce sont tous des oeuvres d’art, des créations à un instant T, qui connaîtront l’usure mais pas la vieillesse. Alors que moi, je vieillis. J’ai presque vingt-cinq ans ; la première fois que j’ai parlé à une oeuvre d’art, j’en avais dix.
Je retourne m’asseoir auprès de l’urinoir, mon seul interlocuteur connu ici.
« Je peux commander un truc à boire, ou ça non plus ça n’a pas d’existence propre ?
– Mais oui, tu peux, me répond l’oeuvre. Je t’invite, même. Tu as une préférence ?
– Un truc fort, s’il te plaît.
– Hé, garçon ! Un Rothko pour le jeune !
– Un Rothko ? Comme le peintre ?
– Ouais. Le barman a eu largement le temps d’imaginer des recettes de cocktails, depuis le temps qu’il est ici, alors il peut se permettre d’être créatif en plus. A moins que tu préfères un Malevich, c’est un peu plus raide.
– Non non ça ira. »
Le serveur m’amène un cocktail dans un verre carré. Vu de face, c’est vrai : il ressemble en tout point à un tableau de Mark Rothko. Plusieurs couches de couleur, de teintes proches, se juxtaposent sans se mélanger. «Rhum, Gin, gouache et San Pellegrino, précise le barman.
– Gouache ?
– Allez, bois, m’enjoint le Duchamp. De toute façon tu es dans le coma, je te rappelle, ça ne te fera pas plus de mal que si tu tombes du dixième étage dans un rêve. Il ajoute à l’attention du barman : et pour moi, amène-moi un plafond de la Sixtine, s’il te plaît.
– Encore ? lui lance la silhouette de Matisse. C’est le troisième ce soir ! Tu as un chagrin à noyer ?
– Je peux absorber beaucoup, t’en fais pas, lui répond l’urinoir. C’était même ma fonction avant que je sois une oeuvre d’art ! »
La Fontaine de Marcel Duchamp éclate de rire, et tous les autres lui emboîtent le pas. L’humour d’oeuvre d’art est presque aussi hermétique que les oeuvres elles-mêmes parfois, donc.
« Bon. Parlons peu mais parlons bien. Je suis censé rester là jusqu’à quand ? dis-je, une fois que les rires sont calmés.
– Pourquoi ? Tu n’es pas bien ici ? Le cadre ne te plaît pas ? lance du fond du bar une oeuvre, relançant les rires de plus belle.
– Je suis pas très à mon aise, non.
– Tu te sens comme une aquarelle assoiffée, quoi ! ajoute l’autoportrait de Picasso. Grmpf, souligne son taureau. Et ça rigole encore.
– C’est surtout que là-haut, je suis dans le coma. Si je pouvais ne pas trop faire de vieux os…
– Quelle idée aussi d’avoir des os, rétorque le Centre Pompidou depuis la table qu’il occupe avec les autres musées, faisant lui aussi rire l’assemblée.
– J’ai bien peur – pour nous surtout – que tu sois coincé ici jusqu’à ce que tu te réveilles, me répond (enfin) l’urinoir.
– Mais je vais devenir fou ! Surtout avec vos blagues d’oeuvres d’art à deux Bâle, ajoute-je pour tenter un trait d’humour, sans susciter un seul rire. Le jeu de mots ne fonctionnait pas à l’oral, en fait.
– Ceci n’est pas une blague », lance le Matisse. Et les oeuvres rigolent de plus belle.
D’un coup d’un seul, les rires se transforment en un cri déchirant. Je me retourne pour voir le Cri de Munch, mais ce n’est pas lui. D’ailleurs, il n’est plus là. Ni aucune oeuvre. Ni le café. Ni rien. Le noir. Et ce cri. Ce cri, c’est moi. Il est dans ma tête. Il est dans ma poitrine. Il remonte jusqu’à mes cordes vocales. J’ouvre la bouche. Et il sort violemment, d’un coup.
« Monsieur ! Monsieur ! Reprenez-vous ! Vous m’entendez ? »
Chambre d’hôpital. A ma gauche, pot de fleurs. Poche de perfusion, tuyau, piqûre dans mon bras gauche. Mon buste. Mes jambes, mes pieds, au bout de mes pieds, le bout du lit d’hôpital, et deux visages, un homme et une femme, qui me regardent. C’est certainement la doctoresse et l’infirmier, vu leurs tenues. « Monsieur ? Ca va bien ? » Mon deuxième bras. Une plaie. Encore une plaie. Ma main. Un doigt en moins. « Vous avez eu deux phalanges broyées dans l’accident, nous avons jugé plus prudent de procéder à l’amputation . » Tentative d’articuler ce doigt. Rien ne répond. Une douleur, et une larme sur ma joue. Une table de chevet. Deux ou trois enveloppes à mon attention. Le mur de la chambre d’hôpital. Un cadre. Une reproduction. Le fils de l’homme de Magritte.
« Oui, ça a l’air d’aller… réponds-je aux deux hospitaliers qui me fixent de leurs yeux tout ronds, mais bien humains. J’ai dormi combien de temps ?
– Ca fait trois semaines, monsieur, me répond la dame en blouse blanche. Votre réveil a été brutal, je dois vous avouer que vu la gravité de l’accident nous ne nous attendions pas à vous voir ressurgir si vite… et si brusquement. Heureusement, à part l’amputation de votre annulaire droit, vous n’aurez aucune séquelle physique.
– C’est très bien ça ! Je vais pouvoir sortir vite alors ? Je me sens bien, là, réponds-je, heureux de sentir à nouveau la quasi-totalité de mes membres, seul mon petit doigt manquant effectivement à l’appel.
– Non monsieur, nous allons vous garder en observation quelques jours encore. Les circonstances de votre réveil brusques doivent faire l’objet d’un examen approfondi.
– Ah ? Que s’est-il passé ?
– Vous avez eu une violente quinte de toux monsieur, il y a quelques minutes, juste avant votre réveil.
– Nous avons eu très peur de vous perdre, vous êtes comme miraculé, ajoute l’infirmier.
– Vous crachiez un fluide, précise le toubib.
– J’ai craché du sang ?
– Pas du sang, monsieur. De la peinture gouache ».