Saison 3, épisode 3
« C’est pas la peine d’insister plus, Fontaine ! Je ne remettrai pas les pieds au musée !
– Mais pourquoi ? » me redemande, pour la douzième fois – hors taxes – l’urinoir de Duchamp
Cela fait bien une heure qu’il me poursuit comme une sangsue, suivant mes pas en roulant sur un skateboard guidé par une force venue d’on-ne-sait-où. Après m’avoir retrouvé en pleine discussion avec le premier des Invaders, il a entrepris de m’emmener au musée.
« Allez, viens voir la nouvelle expo ! me répète-t-il en boucle.
– Je ne remets plus les pieds dans un musée. Je ne veux pas mettre à nouveau ma peau en danger ; et encore moins celles d’autres personnes !
– Mais tu n’y étais pour rien ! C’est ce gros con de clébard en baudruche qui a sauté un plomb. Ça ne se reproduira pas !
– Je veux pas prendre le risque. Tout ça ne serait jamais arrivé si je ne parlais pas aux œuvres.
– Si ce n’était pas toi, c’était un autre. Point barre.
– Mais ça a été moi. Donc au diable les musées ! »
A force de marcher, depuis le passage de la Main-d’Or, nous avons carrément atteint le Louvre, que nous longeons désormais, moi pressant le pas, lui posé, comme un bibelot de brocante, sur la planche à roulettes qui roule, qui roule.
« Alors soit ! Tu échapperas aux musées. Mais tu n’échapperas pas aux œuvres d’art.
– Comment ?
– Tu as bien vu, avec Invader. Nous sommes partout.
– Eh bien je vous éviterai.
– Tu ne pourras pas ! Tu n’as donc rien appris de ces années à parler avec des œuvres ? Nous sommes dans la rue, sur le web, dans les clips vidéo, dans les jingles télé, partout ! »
Soudain, la sculpture bifurque à gauche, son skate tourne en direction de la Pyramide du Louvre et prend de la vitesse. « Rattrape-moi si tu peux, haha ! » me lance Fontaine en s’éloignant. Pas question. Je pars dans la direction radicalement opposée, en direction du Palais Royal, et, histoire de le semer, j’entre dans les jardin.
« Et bonjour toi ! Ça fait plaisir d’avoir de la visite ! me lance une voix enjouée et gutturale, dans la cour encadrée par la colonnade du Conseil d’Etat.
– Mais non mais c’est pas vrai ! C’est un cauchemar ! »
C’était un piège. En me faisant croire que j’allais le fuir, l’urinoir m’a envoyé droit dans la gueule d’une œuvre d’art. Et pas n’importe laquelle : les colonnes de Buren.
« Non ! Pas « les colonnes de Buren » ! J’ai un nom ! « Les deux plateaux« , c’est mon titre. J’aimerais bien que pour une fois on m’appelle comme ça ! C’est pas compliqué pourtant, ça se voit. Là où tu marches c’est le plateau supérieur, c’est là qu’une partie de mes colonnes fait surface. Mais regarde sous tes pieds, toutes mes colonnes ont leurs fondations un étage en-dessous, c’est le deuxième plateau ! Quand même, c’est…
– Ça suffit. Je veux pas en entendre plus. J’ai dit que je ne parlais plus aux œuvres. Je me barre, dis-je en me dirigeant vers la sortie.
– Oh non ! S’il te plaît ! Reste un peu… Pars paaaas ! me lance l’installation d’une voix plaintive.
– Si. Je pars.
– Noooon, j’t’en prie ! Il y a tellement de gens méchants avec moi, mais qui ne prennent pas la peine de me parler. Pour une fois que je peux discuter un peu, reste ! S’il te plaiiiiit !
– Les gens, méchants ? Mais pourquoi ?
– Je suis l’archétype de l’œuvre d’art contemporain qu’on aime détester. Alors oui, j’ai coûté cher au contribuable ; oui, je n’ai pas forcément beaucoup d’allure à première vue ; oui, ma signification n’est pas claire… Mais quand même ! Avant moi ici il y avait un parking ! Dis-moi que je vaux mieux qu’un parking ! » me supplie la grande installation, des sanglots dans la voix – je n’avais jamais entendu ça chez une œuvre, je crois.
M’étant retourné, je prends le temps de contempler quelques longues secondes l’œuvre, qui commence a s’illuminer dans la nuit tombante. Constituée comme un grand damier, la place est traversée par des lignes qui forment une sorte de damier. Et au cœur de chaque case, une colonne. Certaines mesurent plusieurs mètres, d’autres à peine quelques centimètres. Parfois, au sol, il y a une grille. Et en contrebas, on peut alors voir la colonne se prolonger, jusqu’au niveau inférieur. En bas, il y a de la lumière, en haut c’est l’obscurité. Seules quelques petites loupiotes oscillant entre le vert et le rouge font un peu de lumière sur la place. Et les fenêtres du Conseil d’Etat et du Ministère de la Culture, qui diffusent leur lueur sur les colonnes rayées de noir et de blanc.
« Oui, ne t’inquiètes pas. Tu vaux mieux qu’un parking, dis-je à l’oeuvre pour tenter de la consoler. Tu restes une oeuvre de béton et de métal, mais tu as quand même plus d’allure qu’un parking.
– Et de granite ! Merci, c’est gentil, me répond la petite voix de l’oeuvre entre deux sanglots. C’est que j’en ai longtemps douté. Je ne comprenais pas, je n’ai jamais compris, pourquoi j’avais eu tant d’opposants ! Ils disaient que je viendrais défigurer le lieu, qu’une oeuvre contemporaine dans un palais du 17e ça n’avait rien à faire là.
– Mais c’est quand même mieux qu’un parking, c’est moins… moins moche…
– Ben oui ! C’est pour ça que je n’ai jamais compris. Il y a eu des pétitions, des actions en justice, une interruption de chantier, bref, un méli-mélo sans nom. Alors que je ne suis même pas en rupture avec le reste de l’environnement.
– Quand même. Ces colonnes noires et blanches sur un fond…
– Oui, d’accord, si tu parles de matériaux peut-être. Il y a un contraste, oui, entre la pierre du bâtiment et le granite et l’asphalte qui me composent. Mais sur la composition ! Regarde ! Toutes mes colonnes sont alignées sur celles de la colonnade autour. Je ne fais que prolonger l’architecture du lieu. Ca ne vaut pas des procès.
– Et toute cette affaire politique, quand même ! C’est Chirac qui avait failli t’enterrer, c’est ça ?
– En quelque sorte, oui. Quand Chirac est devenu Premier ministre en 1986, il a remplacé Jack Lang, qui m’avait commandée à Daniel, par François Léotard.
– Je le note.
– Et comme il y avait une procédure en justice qui était intentée, Léotard en a profité pour suspendre mon chantier.
– Alors moi je dis, ça s’est fini comment ?
– Daniel a fait valoir le fait qu’il avait encore des droits sur son oeuvre.
– C’est-à-dire ?
– Il existe un truc qui s’appelle le droit moral. Quand un artiste fait une oeuvre, même si celle-ci est achetée, l’artiste conserve le droit de choisir qu’elle ne soit pas modifiée ou transformée. Du coup, Daniel a menacé d’un procès si son oeuvre restait inachevée, c’est-à-dire moi, en gros il a dit, soit vous la finissez, soit je la fais détruire.
– Et donc ils t’ont achevé.
– Voilà. Et donc ils m’ont achevé. Ca me troue la colonne, quand même, qu’il ait fallu en arriver là. Tu imagines ! Je suis devenu le symbole de l’affrontement permanent entre l’art « patrimonial » et l’art contemporain ! Depuis, ils râlent quand on expose des artistes contemporains au Louvre ou à Versailles. C’est fou !
– Ouais, c’est fou. Tout ça à cause de toi…
– Eh, non, là. Pas à cause de moi. Moi j’ai jamais voulu tout ça. Je suis pas une oeuvre institutionnelle à la base. L’Oeuvre de Daniel est tout sauf institutionnel.
– Ah bon ? Mais quand même, ton Daniel, c’est un peu le roi des commandes publiques ! A Sérignan, près de chez ma famille, il y a une oeuvre, un des tes cousins, c’est du Buren ! C’est…
– Je sais, je sais ! Mais c’est que Daniel est rentré dans le rang. Et puis ça les arrange bien les institutions, c’est l’un des meilleurs pour travailler « in situ »
– En fonction du lieu où il doit travailler ?
– C’est ça. La plupart de ses oeuvres sont faites pour un lieu en particulier et aucun autre. Si elles sont faites pour une expo temporaire, elles sont détruites à la fin de l’expo. C’est le côté rebelle de Daniel. Parce qu’au début – ah ! – au début…
– Quoi, au début ?
– Au début, c’était un grand contestataire ! L’un des premiers à avoir lutté contre l’institution que forme le musée ou la galerie d’art !
– Un street artist, quoi ?
– En quelque sorte. A ceci près qu’il n’a pas débuté dans la rue, Daniel. Il a commencé par exposer dans des galeries, des musées. Et pis un jour, avec trois potes à lui, Mosset, Parmentier et Toroni, ils ont décidé que leur expo, ce serait de ne pas exposer. Alors ils ont décroché leurs toiles et ils ont juste affiché une banderole, dans la salle d’expo, « Burent Mosset Parmentier Toroni n’exposent pas ».
– Ils exposaient une non-exposition ? C’est un peu du foutage de gueule non ?
– Pas du tout ! On ne pouvait pas leur reprocher de n’avoir rien fait, leurs tableaux avaient bien été réalisés, ils avaient travaillé pour l’expo ! Mais ils ont préféré exposer, comment dire, le sabordage de leur expo. Et après ça, Daniel est reparti en solo, mais dans la rue cette fois-ci. Il collait partout ses grandes affiches avec rien d’autre que des bandes verticales, ses fameuses bandes de 8,7cm de largeur.
– 8,7cm ? Ce sont toujours les mêmes ?
– Ben, oui ! Tu ne savais pas ?
– Ben, non. Excuse-moi de ne pas connaître l’œuvre de Buren sur le bout des doigts.
– Mais tout de même, les bandes verticales de 8,7 centimètres de largeur, pas un millimètre de plus, pas un de moins, c’est sa signature ! Depuis toujours ! Elles sont partout, sur toutes ses œuvres. Même si elles ne doivent être que sur la tranche d’une sculpture, elles y sont. Ca aussi, c’était mieux avant, quand… commence l’œuvre avant de se taire.
– Quand quoi ?
– Non, rien. Tu vas me prendre pour un vieux rétrograde. Je veux pas passer pour ça en sachant que je suis le symbole de la nouvelle bataille des anciens et des modernes…
– Comme la bataille d’Hernani de Victor Hugo ?
– Pareil. C’est comme ça qu’a surnommée la controverse autour de la construction d’ailleurs, le nouvel Henani.
– Bon mais qu’est-ce que tu voulais me dire ?
– Pff, ca m’embête de te le dire. Ca me remet en cause. Voilà, je préférais quand Daniel n’était pas si institué. Quand il ne faisait pas de commandes mais de l’art dans la rue. Quand ses bandes verticales n’étaient pas une signature mais un signe de contestation.
– De contestation ? Des bandes verticales ?
– Oui. Laisse-moi te raconter,…
– Je suis tout ouïe.
– ET NE M’INTERROMPS PAS !
– D’accord ! D’accord !
– Ca s’est passé en 1965, ou 66, je ne sais plus exactement. A l’époque, Daniel peignait déjà des motifs abstraits. Ce qu’il cherchait, c’était à atteindre le degré zéro de la peinture. Tu sais, à l’époque on voulait tout déconstruire, tout renverser, et alors l’objectif des peintres c’était de faire de la non-peinture. C’est comme ça qu’on s’est retrouvés avec un Ellsworth Kelly qui a fait de la toile une sculpture, avec un Simon Hentaï qui pliait ses toiles pour obtenir des compositions plus ou moins au hasard, ou avec un Claude Viallat qui a peint avec une tampon en forme d’éponge Spontex, enfin, un truc du genre. Et Daniel, lui, il voulait aussi trouver son style de non-peinture. Ca lui est venu en se baladant sur un marché et en trouvant une toile de store. Avec des rayures verticales de 8,7 centimètres de large. Alors il en a acheté, et il a commencé à peindre dessus. En blanc, notamment. Ça faisait disparaître une partie des rayures. C’est ce qu’il a fait dans un premier temps. Et ensuite, il s’est mis à les peindre lui-même, ses rayures. Mais au départ, c’était une sorte de ready-made de la peinture.
– Je vois. Et donc toi, commande publique, qui portes sur toi cette marque qu’est devenue la rayure de Buren, tu es le lointain descendant de tout ça…
– Voilà. Je suis arrivé un peu tard, je suis pas très subversif. Dommage, j’aurais bien aimé être un peu plu subversif !
– Certes… Mais tu es devenu un symbole, c’est pas rien !
– Mais un symbole détesté par tellement de monde…
– Mais non ! Ca c’était avant !
– Tu parles… Si Daniel n’avait pas menacé de me détruire lui-même en 2007, parce que je tombais en décrépitude, que mes circuits se rouillaient, j’aurais jamais été restauré. Et encore là aussi il y avait des râleurs. Mais bon, je coûtais aussi cher à détruire qu’à rénover, alors le choix n’était pas si cornélien pour le ministre. Quitte à dépenser de l’argent, autant me garder ici quand même. Et puis de temps en temps j’ai de la visite, comme toi. Tu restes encore un peu, dis ? Tu me tiens compagnie ?
– Si tu veux. Si ça peut m’éviter de me faire persécuter par l’autre…
– L’autre ?
– L’urinoir de Duchamp. Enfin, Fontaine.
– Ah, tu as affaire à lui ?
– Oui, c’est une longue histoire…
– Mais je t’écoute ! A ton tour ! »
Et ce soir-là, cette nuit-là, je restai en plein air, à discuter des heures entières avec les Deux Plateaux de mon histoire, du Palais Royal, des parisiens et de l’art.