Paul McCarthy, « Tree »

Saison 2, épisode 8

Paris, place Vendôme, 17 octobre 2014

« – T’as vu ça, dans le journal aujourd’hui ? me hurle Jeanne au téléphone.
– Quoi ?
– Un plug anal géant, vert et gonflable, place Vendôme ! C’est une oeuvre de McCarthy !
– QUOI ?
– Un sextoy de 24 mètres de haut, oui mon chou. Faut que tu ailles lui causer tout de suite, tu peux pas rater ça ! Avant qu’il se fasse exploser par un fanatique, il paraît que les tradis sont hors d’eux.
– Haha, énorme !
– Ça oui, tu l’as dit. Allez, magne-toi ! »

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Le script de ma discussion avec l’œuvre de Jean-Paul Goude attendra encore un peu, je ne suis pas en retard pour le bouclage du prochain numéro, ce soir. Je prends mon manteau, fais un détour par le bureau du chef et passe une tête :

« Je file, je vais jeter un œil au truc vert Place Vendôme, j’en ai pas pour longtemps.
– Ok, amuse-toi bien, me dit-il avec un rictus. Passe-lui le bonjour de ma part !
– Qu… Qu’est-ce que tu as dit ? lui demande-je, livide.
– Mais rien, je déconne ! »

Se pourrait-il qu’il ait percé mon secret ? Personne n’a jamais encore vu aucun de mes fameux « contacts infaillibles » à la rédaction, ça commence à attiser les doutes. Et si j’inventais tout ? Et si j’interviewais les œuvres pour de vrai ? J’en viens à espérer qu’on me prenne plutôt pour un imposteur que pour un dingo.

La nuit est tombée sur Paris quand j’arrive place Vendôme. Il est énorme. Vingt-quatre mètres de haut, on ne se rend pas compte en le disant.

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« Ah ouais, ça prend toute une autre dimension quand on l’a devant les yeux, me dis-je à moi-même, à voix basse.
– Ou dans le cul ! » poursuit la voix de Jean-Marie Bigard.

Jean-Marie Bigard ? Je me retourne, personne. Ce n’est quand même pas…

« Si, mon cochon, c’est moi ! C’est ma voix, ça, me lance l’oeuvre, ce sextoy gigantesque dont la voix ressemble donc en tout point à celle du comique. Tree, de Paul McCarthy, pour te servir.
– Tree ? Comme un arbre ?
Oui, comme un arbre dans la ville. Je suis né dans le PVC, coincé entre deux immeubles.
– Tu me fais du Maxime Le Forestier là ?
– Ouais, bravo, t’es pas trop con !
– Eh ça va hein. Mais alors tu es vraiment un arbre ?
– Bien sûr ! Un sapin de Noël, pour être très précis. C’est pour ça que je suis ici, comme les grands arbres du temps des fêtes. Un peu comme le sapin géant de Times Square, tu vois ? Je suis innocent, voyons ! me dit-il avec un air ironique.
– Présumé innocent, hein. On est devant le ministère de la Justice, ne l’oublie pas.
– Je n’oublie pas ! Je ne peux pas oublier, je suis entouré de flics quand je ne suis pas entouré par les mecs des associations de catholiques extrémistes.
– Pourtant tu n’es qu’un arbre, hein, lui relance-je avec le même air ironique que le sien.
– Non mais mon con, tu crois vraiment que quiconque puisse penser une bribe d’instant que je suis un arbre ? Avec cette tronche-là ? Tout le monde sait bien que je suis un plug géant, Paul le premier !
– McCarthy ?
– Mais oui ! C’est ce que raconte Paul quand il doit expliquer son travail pour me concevoir. La première fois qu’il a vu un plug anal, ça lui a fait penser à une sculpture de Brancusi, d’abord.

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– Il y a de quoi, en effet, réponds-je en revoyant la grande sculpture droite au bout arrondi que j’ai vu quelques mois auparavant, la Princesse X, clairement phallique. Et après Brancusi, il a pensé à un arbre de Noël. Et me voilà !
– Mais pourquoi t’appeler Tree alors ?
Pour l’ambiguité ! C’est ça qui est drôle ! Et c’est ça qui fait d’moi une oeuvre d’art, un peu. Paul arrive à faire passer une vessie pour une lanterne, un plug anal pour un sapin de Noël. Le gamin qui passe par ici n’y verra que du feu, pour lui ce sera un arbre, pas plus, il n’aura même pas besoin du titre. C’est parce que vous avez tous les idées mal tournées que vous avez vu un plug anal. Au fond, je ne suis qu’une forme abstraite.
– Tu te fous de ma gueule ? Tu viens de me raconter qu’il y avait une référence claire au plug anal, et derrière tu me dis que c’est ma faute si je vois un sextoy ici ?
Bien sûr que je me fous de ta gueule ! C’est de l’humour, de l’humour enfin ! Après tout, je ne suis que de l’art. Tu te rends compte ? Il aura fallu un scandale parce que je suis posé ici place Vendôme, pour que la France entière découvre qui est Paul McCarthy. Un mec qui bosse depuis les années 70.
– C’est vrai oui.
– Et puis, on a l’habitude, avec Paul, de ce genre de soucis.
– Parce qu’il est habitué de ce genre d’oeuvres, non ?
– Euh, ouaip. Sa dernière sculpture monumentale, c’était une merde.
– T’es pas tendre avec tes congénaires.
– Non non, mais vraiment. Une merde, un étron, une crotte quoi. Une sculpture marron en forme de crotte. Et quand il met en scène Pinocchio, il a un long nez qui peut bien évoquer tu-sais-quoi.

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– J’imagine ouais.
– Et encore, je ne te parle que du soft. Paul fait partie de la caste d’artistes contemporains étiquetés comme « trash ». Et pas qu’un peu. Dans ses performance en vidéo, il imite le monde du porno, il se badigeonne de ketchup et de sauces pour mimer les sécrétions humaines, il va même jusqu’à se carrer une poupée Barbie dans le f…
– Ca suffit ! » m’écrie-je. Il est drôle, mais ça va loin quand même.

« – Enfin… reprend-il en soupirant. C’est ça : aujourd’hui, toute la France a découvert qui était Paul McCarthy ET par la même occasion ce qu’est un plug anal, me lance-t-il avec un rire gras. Et puis tout ça, c’est qu’un début.
– Un début ? Ca va continuer ?
– Eh ouais mon gars. A partir de la semaine prochaine j’ai des cousins qui vont s’exhiber de l’autre côté de la Seine, à la monnaie de Paris. Une fabrique de bonbons en chocolat en forme de Pères Noël… qui tiennent à la main un petit sapin en forme de plug, eux aussi. Ca va se distribuer et se vendre, comme des petits pains je te le garantis ! continue l’oeuvre monumentale.
– Eh bah, on n’est pas rendus mon vieux. On se reverra alors« .

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Je tourne les talons pour partir, je croise deux ou trois groupes de jeunes venus eux aussi constater les faits.

« – Tu pars déjà ?
– Oui, je dois filer, dis-je, me rappelant que je dois être présent pour le bouclage du journal.
Tu ne veux pas rester encore un peu ?
– Pourquoi donc ?
– J’ai peur« .

C’est la première fois qu’une œuvre me dit cela. Des œuvres qui font peur, j’en ai connu. Mais des œuvres qui ont peur, jamais. Et pourtant, ça n’a rien d’étonnant en y réfléchissant. Les œuvres d’art ont déjà rigolé devant moi, ont crié, se sont engueulées, ont pris l’air choqué… Pourquoi n’auraient-elles pas le droit d’avoir peur, en fait ?

« Mais peur de quoi ?
– D’eux, là. Ils me veulent du mal, m’explique-t-il, alors que tout d’un coup sa voix semble mal assurée, comme déconfite. J’ai pris peur, hier, quand un mec est venu frapper Paul, qui était là. Mais il ne l’a pas blessé. Il y a eu des menaces d’un mec qui a dit qu’il viendrait me crever. Je veux pas qu’on me crève. J’ai fait de mal à personne, je suis là pour rire.
– Mais tu es bien surveillé. Et bien entouré, non ? lui fais-je remarquer en indiquant les grandes barrières autour de chaque bloc de béton qui arrime solidement la sculpture gonflable au sol.
– C’est vrai. Mais j’ai peur. Je pensais pas qu’on en arriverait là. Que je choque, parce que je suis un peu d’accord. Mais depuis quand je serais une provocation politique ou je ne sais trop quoi ? Je sais même pas ce que c’est moi leurs histoires ! Je passe les trois quarts de mon année la tête dans le cul, râle-t-il, me faisant marrer au passage.
J’aimerais te tenir un peu plus compagnie, mais niet. Je ne peux pas rester, il faut vraiment que je file. 
– Ok. Wish me luck, alors. 
– Luck ! »

J’ai déjà tourné le dos à l’oeuvre quand tout à coup, elle m’interpelle à nouveau :

« Eh ! lance-t-elle. T’as vu ?
– Quoi ? Si tu réponds « mon cul », je te crève moi aussi.
– Non non ! Regarde là-bas ! Ils ont ramené mes petits frères ! »

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Ce sont les arbustes de chez Cartier. Eux aussi bien formés, et sacrément pointus pour l’occasion. Finalement, la sculpture se fond bien dans le paysage. Et au moins, elle a de l’humour.

C’est la première fois que je me fais du souci pour une oeuvre. Je presse le pas pour rentrer au bureau, histoire de boucler et de revenir après. Mais ça ne sera pas la peine. Je n’ai pas même le temps de regagner la station de taxi, près du jardin des Tuileries, que j’entends un cri déchirer le demi-silence de Paris la nuit. Ce n’est pas un cri de douleur, mais de détresse.

J’ai beau courir comme un dératé, il est trop tard quand j’arrive. L’oeuvre, choquée et essouflée, ne peut même plus me parler. Il n’y a pas eu de coup de couteau dans la toile. Les gars ont coupé son alimentation un instant, le temps de détourner l’attention des vigiles, et en ont profité pour sectionner les câbles qui attachaient le Tree. Une larme monte en même temps que la colère en moi. C’est pas juste. Je décroche mon portable, appelle mon chef, le questionne sur l’heure du bouclage, il me reste une heure et demie. Je remplace le papier prévu. La nouvelle mouture sera prête dans une demi-heure. « Ton titre ? » me demande le chef. Il est temps, les circonstances l’imposent. « Ce que m’a dit Tree avant de mourir« , réponds-je.

« Ce qu’il t’a DIT ?
– Je t’envoie le papier dans une demi-heure« , dis-je en raccrochant.

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