Malachi Farrell, « O’Black, Atelier Clandestin »

Saison 2, épisode 12

Paris, 23 novembre 2014

Bon. Résumé des épisodes précédents. Ellipse temporelle, si vous voulez parler le littéraire. Depuis le mois dernier et l’affaire des bruits dans l’oreille, pas mal de gouache a coulé sur les toiles. La dernière fois qu’on s’est vus, Jeanne m’a clairement fait comprendre qu’elle souhaitait qu’on ne se voie plus jamais, n’en déplaise à la capacité qui nous unit, celle de discuter avec des œuvres d’art. N’en déplaise aussi à notre mentor, l’esprit du ready-made « Fontaine » de Marcel Duchamp, qui nous accompagne souvent – de plus en plus souvent – dans nos pérégrinations artistiques.

Elle ne veut plus qu’on se voit car elle « voit quelqu’un », désormais. Ca a l’air de la gêner, moi pas, je m’étais fait depuis longtemps à l’idée que je n’arriverais jamais à rien de plus qu’à cette relation plus ou moins professionnelle.

Première couche.

Ce « quelqu’un » qu’elle voit, c’est mon boss, le rédacteur en chef de Art d’aujourd’hui, qui m’a pris en grippe depuis que j’ai révélé ma capacité à parler avec des œuvres d’art.

Deuxième couche.

Mon chef, qui s’est saisi de la première opportunité qui lui passait sous la main pour me virer.

Troisième couche.

L’opportunité en question, c’était le fait que j’aie postulé pour un poste de médiateur au Palais de Tokyo, après que le maître des lieux me l’a proposé. Mais savoir discuter avec des œuvres n’est pas une ligne suffisante sur un CV, et pour l’heure, faute de formation à l’Histoire et à l’analyse de l’art, ce poste est une arlésienne.

Quatrième couche.

En attendant de savoir – ou pas – j’ai réussi à trouver quelques piges dans une radio locale de Paris, des piges qui me permettent de vivre raisonnablement et de continuer à exercer mon métier, le vrai – j’avais eu tendance à l’oublier : journaliste

Alors me revoici comme au bon vieux temps, sans Jeanne, sans Duchamp, sans article à écrire, sans mission ni défi, non, juste moi, tout seul, face aux œuvres, à aller saluer celles qui, parmi toutes, m’interpellent et me parlent.

Je me balade tranquillement – presque en traînant les pieds – dans la grande galerie contemporaine du Centre Pompidou. Comme un vieil habitué, je salue les gardiens qui commencent à me reconnaître, et les œuvres bien entendu, celles avec qui j’ai déjà bavardé, comme le générique de la Cinq.

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Je me retrouve dans une salle à moitié obscure, parsemée de vêtements de toutes les couleurs, éparpillés comme dans un débarras. Ou comme dans une oeuvre de Christian Boltanski, me dis-je.

« Pas exactement, me dit une voix mystérieuse et mécanique. Je suis un atelier clandestin. C’est même mon titre ».

Je m’approche du cartel et peux en effet lire « O’Black (Atelier Clandestin), Malachi Farrell, 2004-2009 ». Devant moi, une rangée de cinq petites tables sur lesquelles sont placées des machines à coudre. Derrière chaque table, juchée entre les vêtements, une chaise, avec de drôles de pieds mécaniques, et des câbles de toutes les couleurs, tous reliés à un gros ordinateur, un serveur posé là au sol, en vrac, lui aussi entre les vêtements éparpillés. « De la nouvelle technologie au milieu de la récup’, c’est l’une des spécialités de Malachi, l’artiste qui m’a créé », précise l’oeuvre. Et puis il y a un tas d’ampoules, mais une seule est allumée. Et une machine à fumée, qui ne fait pas de fumée. Tout cela ressemble à un grand mécanisme. Mais tout à l’arrêt.

« Tu ne fais rien ? demande-je à l’oeuvre.
Si, si, me répond-elle. Regarde à gauche, là.
– Où ça ?
– Là au bout. A gauche gauche ».

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A gauche gauche, il y a une toute petite bassine en plastique, dans laquelle tombent des gouttelettes d’eau, faisant un léger « ploc ». C’est le seul élément qui ait l’air de fonctionner dans toute l’installation. Et le seul à faire du bruit, aussi. Je n’ai pas le temps de me diriger vers la bassine qu’un autre visiteur, par le son des gouttes alléché, me double et va se poster devant.

Il se fait surprendre par la lueur rouge d’un auteur de mouvements posé sur le mur juste à côté de lui.

« Ha ! Il est fait comme un rat ! s’écrie l’oeuvre. Maintenant que ce brave monsieur est dans mon champ de vision, je peux me réveiller.
– Tu veux dire, la bassine qui fait du bruit, c’était un piège pour nous attirer vers toi ?
– Oui, c’est un leurre ! Malachi aime bien mettre un peu ses spectateurs en danger dans ses oeuvres. Du coup, je ne me déclenche que si les visiteurs s’approchent assez de moi. Allez, hop, en selle ! ».


Soudain, l’unique lumière de la salle clignote, puis s’éteint. D’un coup, toutes s’allument. Et là-dessus, des bruits d’avions viennent envahir la salle.

« Tous aux abris camarade, c’est la gueeeeeerre ! me lance l’oeuvre au milieu de ce vacarme assourdissant.
C’est quoi ?
– C’est LA GUERRE, soldat ! Tous à vos postes, parés au décollage ! »

Je ne comprends rien de ce qu’il se passe. Tout à coup, les pieds en métal des chaises se redressent, et les chaises se grandissent, puis s’inclinent, sous l’effet des vérins pneumatiques qui étaient planqués là. Sous mes yeux, ces chaises en plastique d’atelier clandestin semblent se changer en avions de chasse, qui montent en piqué, tournent, redescendent, sous les coups de feu tirés par des revolvers actionnés depuis un bureau situé plus loin.

« Eh ! Ca mitraille, là ! dis-je, inquiet, en entendant des coups de feu qui, cette fois-ci, ont l’air de retentir directement dans la salle, pas sur la bande-son.
Ne t’inquiète pas soldat ! me crie l’oeuvre. Ce ne sont que les bruits de l’air comprimé dans les vérins. C’est criant de réalisme, hein ?!
– Ah ça tu peux le dire, j’ai eu la frousse.
– Mais ne t’en fais pas de toute façon, rien de tout cela n’est réel, ce n’est qu’un rêve ».

J’entends à peine la fin de la phrase de l’oeuvre, car voici le bouquet final, à grands coups de nuages de fumée, de bombardements et de montée d’orchestre à cordes.

Puis tout se calme. C’est fini. Comme deux minutes plus tôt, on n’entend plus que le mince filet d’eau qui coule, à l’extrême gauche de l’installation.

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« Tu disais ? demande-je à l’oeuvre pour lui faire répéter ses derniers mots.
Ce n’était qu’un rêve, je disais.
– Je ne comprends pas…
– Pose-toi la question : qu’est-ce qu’une scène de guerre viendrait faire dans un atelier clandestin comme moi ? Sinon à être un rêve, un jeu ?
– C’est-à-dire, comme si c’était la rêverie des ouvriers pendant leur pause au travail ?
– C’est exactement cela. Ils rêvassent, et s’imaginent en pilotes d’avions de chasse.
– Et… à quoi ça rime ?
– Juste comme ça, là, comme tu m’as vu, à pas grand chose. Mais tu n’as vu que la moitié de ma prestation.
– Ah ?
– Oui, Malachi compose ses oeuvres un peu comme des pièces de théâtre, des chorégraphies de machines. Alors là, tu as vu le premier acte.
– Et maintenant ? »

A cet instant, comme quelques minutes plus tôt, un type interloqué vient s’approcher de la bassine qui goutte.

« Allez, je m’y remets. Prépare-toi au deuxième acte, à vivre le dur retour à la réalité ».


Et le ballet des machines recommence. Mais cette fois-ci, une fois la lumière éteinte, c’est l’une des machines à coudre, jusqu’à présent silencieuses, qui ouvre la danse. Puis une autre. Petit à petit, c’est tout l’atelier qui prend vie et s’illumine.

« Bienvenue dans la vraie vie, mon gars », me souffle l’oeuvre avec un ton bien moins enjoué que lorsqu’il s’agissait de faire la guerre. Sa voix, plus grave, me lance au milieu d’un brouhaha de voix et de machines :

« Te voici au coeur de Paris, au fond d’un atelier de vêtements clandestin.
– En plein Paris ?
– Oui, tu ne sais pas ?
– Non, je ne… 
– Dans Paris, il y a des ateliers planqués au fond d’arrière-boutiques, où des travailleurs immigrés fabriquent des vêtements pour pas cher dans des conditions pas faciles. Vraiment pas faciles.
– Et toi, tu représentes un de ces ateliers ? 
– Oui, me répond l’œuvre sur un ton grave. Malachi a l’habitude de regarder ce qu’il se passe dans le monde autour de lui, et de consacrer ses travaux à ce qui le révolte. Ça peut être la peine de mort, la torture, la pollution, les paparazzis, ou comme moi les ateliers clandestins, donc. 
– Ouaiiiis, à bas la faim dans le monde et vive la paix, dis-je de façon blasée, tout aigri que je suis par les derniers événements.
Ok, ça a l’air niais à première vue, mais ça l’est beaucoup moins que tu le crois. Mon créateur est habile, il a du recul, il manie aussi l’humour et la poésie dans ses œuvres comme moi. Et tu vois, par exemple, il n’y a aucune intervention humaine dans l’action des machines, le mouvement est le même, même s’il n’y a ni femme ni homme devant tes yeux. C’est un moyen de montrer encore un peu plus que ces activités–là n’ont plus rien d’humain.
– Je vois. C’est mécanique et répétitif, c’est comme si les ouvriers étaient traités comme des machines. 
– Voilà, c’est ça« .

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Peu à peu, l’installation semble se transformer en une scène de film dont on aurait gommé les personnages. Les chaises s’activent autour des machines à coudre en marche, pendant que dans un haut-parleur, une voie d’homme martèle un « Qu’est-ce que c’est que ça, c’est quoi ce travail ? » et des « Plus vite« . Comme dans la séquence précédente, un revolver sort tout seul de son holster, faisant du coup un bruit de sifflet glaçant.

« C’est l’heure de la pause ! Et qui sait, de la rêverie, me dit l’œuvre pendant que dans les hauts-parleurs, ce sont désormais des ronflements.
C’est… Calme.
– Trop calme tu trouves ?
– Oui. Un peu.
– Tu as raison, ce n’est que le début du cauchemar« .

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Nouveau coup de sifflet, c’est le coup de feu. Maintenant, on entend des coups de poing. Encore des coups. Puis une femme qui pleure. Et le patron, de sa voix de méchant de film noir, expliquer que « je traite mes ouvriers comme mes enfants« . « Tu le sens, ça y est, le malaise ? » me demande l’œuvre, et je ne réponds pas. En ces temps-ci, j’aurais aimé tomber sur une oeuvre moins inquiétante. Et pourtant je reste là, captivé.

« Oui, je le sens bien le malaise. Et tu vois, désormais, je les vois les ouvriers jouer aux pilotes d’avion tout à l’heure, et se faire tabasser maintenant.
– Excuse cet accès de prétention, mais c’est là toute mon efficacité, me répond l’œuvre, presque gênée de toucher son but. Ça me touche beaucoup en fait, quand je me souviens qu’avant, je n’étais qu’une accumulation d’objets de récupération.
En fait, maintenant que j’y pense, ces ouvriers qui jouent, ça pourrait presque… »

Je m’interromps soudain, pris à la gorge.

« Presque quoi ?
– Ca pourrait presque… Être des enfants« .

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Je n’ai pas le temps de me mettre à pleurer. « Accroche-toi, c’est le grand final« , me dit l’œuvre. Un coup retentit et fait vaciller les lumières. Ça tousse, la fumée envahit la pièce, contre les murs les tringles à vêtements tremblent et les cintres glissent. L’atelier est en train d’être détruit, sans que l’on sache pourquoi. Pour la première fois depuis longtemps, le malaise me prend aussi fort que la fascination. Mes yeux ne peuvent décoller de l’œuvre, mais tout le reste de mon corps a envie de fuir, comme si c’était moi-même qui risquais ma vie à rester ici.

Quand le bruit s’atténue, l’œuvre me demande : « Alors ?
– Je suis déjà loin, reponds-je.
– Comment ça ?
– Je n’ai pas tenu le coup, j’ai fui.
– Pourtant tu es bien là devant moi« .

Comme si je sortais d’un mauvais rêve, je regarde mes mains, me touche le visage. C’était bien vrai. Et je n’ai effectivement pas bougé. Le temps d’une minute, l’œuvre m’a emmené ailleurs. J’étais vraiment dans cet atelier clandestin.

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