Jean-Paul Goude, « La Cinq »

Saison 2, Episode 7

Paris, Centre Pompidou, 5 octobre 2014

Ce dimanche est bien gris, tiens, après une nuit qui aurait dû être blanche. J’ai loupé la Nuit Blanche, simplement parce que personne n’a pensé à me la rappeler. Quel con. Et quels cons, tous autour de moi. Jeanne, mon boss, tout le monde y était, personne ne m’a prévenu. Pas même la Fontaine de Duchamp, qui continue de temps en temps à me communiquer des informations ou des « missions » à deux balles.

La mission, cette fois-ci, personne ne me la donne : il faut que je me débrouille pour rattraper le coup. Je comptais baser ma publication de ce mois-ci pour Art d’Aujourd’hui sur la Nuit Blanche, c’est râpé. Qui plus est, depuis que j’ai ma propre rubrique dans le mag, j’ai la pression. Il me faut à tout prix un « invité » de choix par mois. C’est amusant, à la rédaction d’Art d’Aujourd’hui tout le monde trouve mon idée « d’interviewer les oeuvres » plutôt bonne, et tout le monde me félicite d’arriver à transformer de la sorte des interviews de spécialistes pour faire croire que c’est l’oeuvre elle-même qui parle. S’ils savaient !

Me voilà donc dans ce bon vieux Centre Pompidou, à la recherche d’une oeuvre avec qui parler. Dans ce nouvel accrochage, je n’ai pas encore échangé de paroles, avec quelque oeuvre que ce soit. J’ai retrouvé cette bonne vieille Pipilotti Rist, j’ai croisé une installation robotisée qu’il faudra vraiment que je revienne voir, et puis il y a cette salle pas vraiment « art plastique ».

C’est la salle consacrée à l’architecture et au design. Est-ce que je peux parler avec des objets, si ce ne sont pas des oeuvres d’art à proprement parler ? Allez, tentons le coup. Je m’apprête à adresser la parole à un fauteuil Starck, quand j’entends derrière moi une musique familière.

Pour une fois, je n’hésite pas un instant, je sais ce que c’est : Front 242. Le groupe électro belge.

« Bravo, bien vu ! me répond l’oeuvre avant même que j’aie eu le temps de me retrourner.
– Aucun mérite, c’était le générique du journal télé de la Cinq quand j’étais petit, ça m’a marqué, lui réponds-je en me retournant.
– Je te le fais pas dire ».

L’oeuvre en question… C’est le générique en question, celui du journal télé de la Cinq. Pas une parodie, pas une oeuvre qui le cite. Non non. Ce générique, où sur un fond sombre, les numéros de un à cinq se superposent à vitesse grand V, pour – forcément – finir sur un 5. Le jingle de mon enfance. De quand je regardais les Disney du mercredi après-midi.

« Oh putain !
– Merci, bel accueil, me répond l’oeuvre un brin sarcastique, avec une voix pointue mais sérieuse.
Pardon, c’est pas ce que je voulais dire. Enfin, je … Comment… ? Pourquoi ici ?
– Tu veux bien faire une seule question à la fois ?
– Oui désolé. Je prends une longue inspiration, réfléchis à ma question, et demande : Qu’est-ce qu’un générique télé comme toi vient faire au musée ?
Ah, je dois ça à mon créateur, Jean-Paul Goude. Ce pan de mur est consacré à son Oeuvre, il y a des pochettes de disques – là, à ma droite, des affiches de pub – à ma gauche, et moi je ne vais pas tarder à être remplacé par des clips ou des images de défilés.
– C’était un créateur de mode, c’est ça ?
– Oui, mais pas seulement. Il a aussi été graphiste, réalisateur, scénographe, directeur artistique, toutes ces choses-là, tu vois.
– Et alors, c’est en tant que graphiste que Goude t’a créé ?
– Non non, en tant que parfumier.
– Quoi ?
– Evidemment, en tant que graphiste. J’ai été créé en 1992. A l’époque, le groupe Hachette avait…
– Je sais, tout ça. Je connais l’histoire de la Cinq, je m’intéresse de près à la télé. La Cinq appartenait à Berlusconi, il l’a vendue, c’est Robert Hersant qui la rachète, il la vend, c’est Jean-Luc Lagardère qui la rachète. Et là, tu débarques.

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– Pas exactement. Enfin, c’est pas si simple que ça. C’est ça qui est amusant avec l’habillage télé que je suis. Je suis autant un objet d’art – ce qui explique ma place ici – qu’un objet fonctionnel. Il fallait que je sois beau et créatif, mais aussi que je puisse être identifié tout de suite par les téléspectateurs, que je puisse être décliné sur les affiches aussi bien que dans les jingles, voire même sur des voitures de l’entreprise.

Ah ouais, quand même.
– Bon, il n’y avait pas de voitures à la Cinq, ça facilite.
– Et alors, ça a donné quoi cette histoire ?
– Ca a donné moi. Au départ, je ne devais pas vraiment ressembler à ça. Jean-Paul m’a dessiné, mais j’ai été affiné comme un prototype d’usine.
– Comment ça ?
– Lagardère a donné son point de vue, de façon très industrielle, il fallait que je sois parfaitement équilibré, que je ne casse pas la gueule d’un côté ou d’un autre parce que j’étais trop fin là et pas assez là.
– C’est tout le principe de la typographie, non ? Créer des caractères bien équilibrés…
– Ouais, c’est ça, un peu. C’est même carrément ça, reprend le jingle après avoir marqué une petite pause. Jean-Paul a créé un caractère. Tu vois, à la base, je ressemble au 5 d’une typographie qui s’appelle Bodoni. Mais Jean-Paul m’a relooké, il m’a fait renaître, et ensuite il m’a animé.

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Donc si je comprends bien, tu es de l’art au même titre que les objets de design qui sont exposés là, de l’art utilitaire ?
– Pas seulement.
– Comment ça ?
– Je puise mes inspirations ici.
– Dans un musée ?
– Dans l’art.
– Dans l’art ?
-Le pop art. Jasper Johns, tu connais ?
– Euh… Le nom me dit quelque chose oui, réponds-je pour ne pas passer pour un idiot.

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– Le peintre. Un des mecs du pop art américain, des années 60. Il peignait des séries de chiffres. Il a été exposé ici, à Beaubourg, l’an dernier ».

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Soudain, l’image me revient à l’esprit. C’était donc ça. Jasper Johns peint des séries de chiffres superposés les uns sur les autres. J’étais resté plusieurs minutes, à deux salles d’ici, à contempler ce tableau d’un bleu virant sur le gris, où on pouvait clairement distinguer un grand 5 aux courbes claires.

L’image m’avait évoqué inévitablement quelque chose. Mais quoi ? Impossible de me souvenir à l’époque. Comment avais-je pu être aussi sot ?! Ce tableau, c’était le logo de la Cinq fait oeuvre d’art.

« – Plus ou moins, hein. Il y a une inspiration, oui. Mais je ne suis pas une simple copie, pas même une citation. Je suis une vraie oeuvre graphique à part entière, qui a sa manière bien à elle de s’animer, ses codes, sa musique. Nous n’avons pas la même dimension.
– C’est-à-dire ?
– Le 5 de Jasper Johns me ressemble, mais c’est une peinture. Nous sommes plats tous les deux, mais moi je bouge. C’est là qu’on change d’univers. Mon mouvement du 1 au 5, il ne s’arrête jamais, ou presque. Il ne s’interrompt pas à l’écran, quand je suis réparti dans 36 cases, puis 16, puis quatre, puis une seule. Je suis presque une boucle. Presque autant que les musiques qui m’accompagnent, ce sont des samples. Et d’ailleurs, tu as remarqué mon apparition ?
– Quoi ton apparition ? Elle est très saccadée, c’est ça ?
– Justement pas. Il y a un léger effet, chacun de mes chiffres apparaît du haut vers le bas, comme s’il était imprimé. C’est ça qui rend le tout fluide, alors même qu’on a l’impression d’un truc saccadé. Surprenant, non ?

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– Plutôt oui. Ca n’empêche, que je suis toujours aussi ébahi d’être tombé sur toi ici.
– Pourtant, tu aurais pu tomber sur des camarades habillages bien avant moi. Je ne suis pas le seul habillage télé à m’inspirer de l’art contemporain.
– Oh ?
– Mais oui ! Tu sais bien que les artistes s’inspirent les uns les autres.
– Par exemple ?
– Mais enfin, il y a des dizaines d’exemples. Le générique d’Antenne 2, avec les petits bonhommes qui volent vers un 2, c’est un peintre, Jean-Michel Folon ! Le logo, même, d’Antenne 2, c’est un autre peintre, Georges Mathieu !

La vidéo vient de s’arrêter brusquement de me parler. Le temps s’est étiré autant que possible, mais les six secondes que durent le jingle sont maintenant terminées. A l’écran, d’autres créations de Jean-Paul Goude, les pubs pour Kodak, les clips de Grace Jones… mais plus de générique de la Cinq. C’était peut-être une apparition subite, un fruit de mon imagination ? J’attends cinq bonnes minutes, je ne le revois pas passer. Quoiqu’il en soit, j’ai mon interview du mois. Et c’est peut-être celle qui m’a le plus surpris.

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