Saison 3, épisode 9
C’est décidé, j’y retourne !
Il m’aura fallu du temps, mais je crois que je suis près, quatre mois après l’incident, à franchir à nouveau le seuil d’un grand musée d’art contemporain. Je n’ai jamais vraiment abandonné la fréquentation d’œuvres d’art, mais ce fut, ces dernières semaines, soit dans des lieux plus confidentiels, soit à mon insu, jusque dans la rue. Mais, j’ai réussi à faire entendre à celui qui me hante depuis des mois et des mois, l’esprit de Marcel Duchamp, matérialisé sous les traits de son célèbre urinoir – « Fontaine« , pas urinoir, vous dirait-il – que désormais j’étais le maître à bord. C’est moi qui décide où je vais, quelles expositions je visite… et avec quelles œuvres j’engage la conversation.
Le Palais de Tokyo.
Ce bon vieux lieu d’art contemporain s’est toujours attiré mes faveurs, avec son moi antique a l’extérieur, jusqu’au bout des colonnades, et son aspect brut de décoffrage à l’intérieur, un chantier permanent sans cesse remodelé par les œuvres qui viennent s’y installer.
Mais… Qu’est-ce que c’est que ce monde ?! Il y en a partout, le grand hall d’honneur du Palais grouille de gens. Il y a les habitués des musées d’art contemporain – ceux qu’on reconnaît tout de suite, 50% hipsters 50% gratin, où les grands chapeaux et couches de maquillage sur écharpe en fourrure côtoient les jeans troués sur baskets branchées. Public habituel. Mais il y aussi tous les autres, familles à enfants qui gambadent, couples de petits vieux qui se tiennent la main, bandes de jeunes venues se marrer, et moi, et moi, et moi. Ne pas prendre peur devant tout ce monde, je me suis fixé un objectif, je vais y aller. Sur ma gauche, une grande affiche bariolée, vert fluo et blanche, me donne la cause de cette affluence : DO DISTURB. C’est un festival, semble-t-il, dédié avant tout à la performance. Chouette, me dis-je, même si la présence de nombreux humains dans les œuvres va compliquer les discussions – mes souvenirs d’œuvres semi-humaines, avec une artiste à cornes ou une fillette, restent difficiles à avaler.
Mon billet en main, j’entreprends de descendre le grand escalier du lieu, en prenant bien garde de ne pas me laisser attirer par les délicieuses effluves de nourriture qui s’élèvent de recoin où la performance s’apparente à une cuisine mobile.
Du haut du promontoire, je me pétrifie quand j’entends quelques notes qui m’évoquent un souvenir terrifiant. Aucun doute, c’est la messe pour les funérailles de la reine Mary, de Purcell. Plus connu sous le nom de « générique d’Orange Mécanique », le film de Kubrick qui a marqué une partie de mon adolescence. L’ultraviolence, ça n’était pas ma tasse de thé.
Un grand monsieur en t-shirt blanc et salopette, type plombier polonais, manque de me heurter. A en voir les grands gestes teintés d’arabesques qu’il effectue, lui aussi, c’est un performeur. Irrésistiblement attiré par Purcell, je descends les marches, jusqu’à me retrouver devant le mur où est projeté la vidéo d’où vient le son. Manque de bol, c’est le générique de fin, la musique vient de cesser de résonner.
« Tu vas recommencer au début ?
– Bien sûr, me répond l’œuvre avec la voix de Victoria Abril (ou alors, elle l’imite vachement bien).
– Parfait, j’attends.
– D’accord. Mais pourquoi viens-tu me parler ?
– Parce que ta musique m’a intrigué. Et puis, quitte à en avoir le pouvoir, autant en profiter !
– Un pouvoir ? Tu es juste mieux informé que les autres quoi, pas de quoi en faire un prix Turner….
– Comment ça ?
– Pas le temps, je recommence à zéro », me dit-elle, me laissant sur cette intrigante conversation, avant de rebooter, comme la plupart des vidéos projetées dans les musées.
« Bonjour ! Je m’appelle « La liberté raisonnée », je suis une œuvre vidéo de Cristina Lucas ».
En entendant le nom de la vidéo, la mémoire me revient. Je sais ce qu’il va – tristement – se passer à la fin de la séquence, je l’ai déjà croisée lors d’une visite à Marseille, au MuCEM, sans prendre la peine de lui adresser la parole. Exposée au milieu d’objets antiques et de marines du XVIIIe, la funèbre musique avait pourtant déjà attiré mon attention. J’étais resté figé devant les cinq longues et douloureuses minutes que dure la vidéo.
« Prépare toi, jeune citoyen, la Révolution est proche, me dit l’œuvre.
– Pas besoin, lui réponds-je. Je t’ai déjà vue. Je sais comment tu termines.
– Alors ne me spoile pas ! me lance la vidéo, comme s’il s’agissait d’une série à suspense.
– Ok. Je vais faire comme si. »
A l’écran, on devine des coups de canon. C’est la guerre – non, c’est la révolution. Au ralenti, au son des explosions de poudre, une foule s’élance, lances et fourches à la main. Habillés comme des Français du XVIIIe (siècle, pas arrondissement), ils courent vers nous, spectateurs de la scène. Ils ont l’air bien énervés. En même temps, ils ont de quoi, si c’est effectivement la révolution. A leur tête, une femme. Robe longue, un sein à l’air, drapeau français dans les mains. Ce n’est pas n’importe quelle femme : c’est la Liberté. Celle qui guide le peuple.
« Tu m’as reconnu ? me demande l’œuvre
– Surtout le tableau dont tu t’inspires, oui. La Liberté guidant le peuple, celui de Delacroix. Qui ne le reconnaîtrait pas.
– Bien vu, jeune citoyen.
– Mais pourquoi remettre en scène une œuvre qui existe déjà ?
– Muy buena pregunta ! me répond l’œuvre dans un parfait espagnol, celui de sa créatrice probablement. Cristina n’est ni la première, ni la dernière s’inspirer d’œuvres d’art déjà existantes pour créer ses propres œuvres.
– C’est de la copie ?
– Non ! La copie, ça existe aussi dans l’art. Reproduire un tableau à son compte et le signer. Il y a même un mouvement artistique dont c’est tout l’objet. On appelle ça l’appropriationisme.
– Et ce n’est pas cette technique que tu exploites ?
– Non. Moi je dépends plus du pastiche, tu vois. Comme une parodie, en pas drôle.
– En pas drôle.
– Du tout.
– Du tout ?
– Non. Car si je me réapproprie l’héritage de Delacroix, c’est pour aller plus loin. Voilà tout mon intérêt : j’imagine le scénario de ce qu’il s’est passé avant et après le tableau. C’est tout l’intérêt de changer de médium.
– Comment ça ?
– C’est pas si complicado ! Un tableau, c’est comme une photo, ça ne bouge pas. C’est un instantané. C’est à toi d’imaginer l’histoire qui a conduit au moment précis où se déroule la scène peinte. Grâce à une vidéo, on a la possibilité de raconter toute l’histoire.
– Mais comment connait-elle l’histoire de ce qu’il s’est passé avant et après, ton artiste ?
– Ma, elle n’en sait rien ! Et à vrai dire, peu importe. Ce qui compte, c’est le message qu’elle fait passer par le biais de cette image que tout le monde connaît. Tu l’as dit toi même, qui ne l’aurait pas reconnu ? Vu que le symbole que je porte est universellement connu, pour Cristina, faire passer son message est d’autant plus facile.
– Mais quel message, enfin ?
– Tu vas voir », me dit-elle, alors que sous mes yeux, les personnages ont pris position pour former, presque a l’identique, le tableau de Delacroix.
Mais alors que je m’attends à voir la vidéo se terminer, l’action continue. « Prépare-toi à comprendre, citoyen », me dit l’œuvre avec un ton grave. Et c’est là que commence le thème de la Messe pour les funérailles de la reine Mary, de Purcell. Alors que résonnent dans le grand espace du Palais de Tokyo, au milieu du brouhaha des performances, ses premiers accords, je vois, à l’écran, la Liberté, cette femme au sein nu, apeurée par la détonation du canon d’un Parisien proche. Elle trébuche, pas les autres personnages, qui finissent par lui atterrir dessus. La scène épique se transforme en scène d’horreur quand les citoyens commencent à la rouer de coup de pieds et de coups de lances. Blessée, l’épaule ouverte par une grande plaie béante, elle tente de se débattre mais rien n’y fait. Sa souffrance a l’air aussi forte que la lenteur des gestes avec lesquels s’exécutent, et l’exécutent, les citoyens français.
« Ce n’est plus la Liberté guidée par le peuple, c’est la liberté défoncée par le peuple ! dis-je dans un rictus pour étouffer ma gêne.
– Non, c’est la Liberté raisonnée.
– Mais non voyons, c’est beaucoup plus fort que ça, on la tue, on ne l’a raisonne pas !
– Parce que tu crois qu’il y a des petites et des grosses atteintes à la liberté ?
– Je… Ce sont… C’est comme… En fait non. Tu as raison. Sitôt qu’on essaie de l’encadrer on l’anéantit un peu, la liberté. Elle est… fragile, dis-je, commençant à comprendre le propos de l’œuvre.
– Voilà. Une liberté, ça ne se raisonne pas. Elle est ou elle n’est pas, il n’y a pas d’entre-deux. Soit tu es libre de faire quelque chose, soit tu as des restrictions et alors tu n’es plus complètement libre.
– Mais alors, c’est le décalage entre le titre et l’image, qui représente ton message ?
– C’est ça ! On ne dirait pas comme ça, mais je joue sur les mots. Je montre que la liberté raisonnée, c’est une liberté qui se fait casser la gueule, et…
– C’est d’autant plus fort que ton titre est clairement affiché quand tu démarres.
– Tu as raison. Et, je disais, c’est d’autant plus fort que Cristina s’est appropriée, pour me créer, l’image la plus célèbre de la Liberté. D’ailleurs, elle a déjà adopté cette méthode de réappropriation, avec une statue de Moïse par Michel-Ange, symbole de la virilité, qu’elle détruisait en marque de féminisme. »
Gisant sur le sol, la Liberté disparaît dans un fondu au noir. Et le film recommence. À nouveau la liberté va se faire lyncher. Oh pardon, raisonner. C’est cruel, au fond, l’art contemporain. Un acte de barbarie n’a jamais de fin, quand il devient une œuvre d’art.
Le sang glacé par la musique de Purcell, je fais quelques pas en arrière, et heurte un mur. Au milieu du mur, une fente… me crache une pièce. Une vraie pièce, de un euro.
« C’est gentil, merci. Mais… Pourquoi ? demande-je au mur, me sentant un peu con sur le coup.
– Pour le plaisir, me répond l’œuvre, que j’identifie sur le plan comme s’appelant « Wall spitting coins », de Nasan Tur. Et pour voir si tu vas la ramasser, espèce de vieux pingre ! »