Saison 2, Episode 1 : Prologue
6 octobre 2012, Paris, Nuit Blanche
« Connard ! Espèce de petit con ! Tu n’as pas idée à quel point je peux te pourrir la vie ! »
Voilà qu’il feint de ne pas m’entendre. Ce mec vient de me pisser dessus, il me provoque, et joue au sourd. Certes – et c’est le seul élément qui peut compter à sa décharge – à première vue, je suis un urinoir. Mais je suis aussi un chef-d’oeuvre, le grand pionnier de l’art contemporain. La Fontaine de Duchamp, bordel !
« Tu fais la tronche ? Ca t’a rabattu un peu le clapet ? me demande-t-il.
– Ca ne m’a rien rabattu du tout, espèce de fils de dadaïste, lui réponds-je, furieux. Tu ne vaux pas mieux qu’une minable croûte postimpressionniste« .
Et voilà qu’à nouveau, il fait la sourde oreille.
« Ne te laisse pas faire ! » lance une voix derrière lui.
C’est une femme assez élégante, à l’allure hors d’âge, quoique plutôt jeune à première vue – une trentaine d’années, tout au plus.
« Pardon ? lui répond le mec. Qu’est-ce que vous avez dit ?
– Ne te laisse pas faire ! Tu te fais insulter à pleine voix par un urinoir à l’envers, et toi tu ne réponds rien ? Tu n’entends pas ?
– C’est lui qui ne répond rien ! objecte le type. Il y a une minute encore, on débattait.
– C’était animé comme débat, rétorque la jeune fille dans un rictus.
– Un peu, que ça l’était, réponds-je, pour m’assurer de ce que je soupçonne.
– Ah ! Et là, tu l’as entendu ? » demande la jeune fille à l’autre tâche d’huile, la braguette encore ouverte.
C’est bien ce que je pensais : cette femme, elle aussi fait partie de la caste d’humains dont nous nous méfions. Ceux qui parviennent à nous entendre. Des humains, en général, nous nous en fichons éperdument. Quelques-uns ne prennent même pas la peine de s’attarder sur nous, oeuvres d’art, que de toute façon « un enfant de cinq ans aurait pu faire ». La plupart nous cherchent un sens précis, bien arrêté. Ou même mieux : une interprétation. A côté de la plaque. Toujours. Ce qui n’empêche pas certains d’entre eux d’être de grands critiques, des spécialistes de l’art. A côté de la plaque.
Les humains, on peut délibérément leur rire au nez sans qu’ils s’en aperçoivent. Ou pas, d’ailleurs. Parfois, nous aimons juste avoir à vivre notre existence d’oeuvre d’art, tantôt engagée pour telle ou telle cause, tantôt faite pour émouvoir, sans devoir nous justifier devant chaque spectateur. Comme si un musicien devait expliquer le choix de toutes ses notes. Et si c’était juste parce que « ça sonne bien » ?
Alors, avec ceux qui nous entendent, il faut avancer à pas feutrés. Avec les artistes, généralement, ça ne pose aucun problème. Mais parfois, sans qu’on sache ni pourquoi, ni comment, des néophytes sont touchés par la grâce. Et peuvent nous parler, et surtout nous entendre leur parler. Alors, il faut bien jouer notre rôle d’oeuvres d’art : choquer, amuser, faire peur, dégoûter… Coller aux mythologies urbaines, quoi. Et puis, petit à petit, par touches progressives, comme un pointilliste, leur faire comprendre que l’art contemporain, c’est souvent bien plus simple qu’on le croit – et surtout, qu’on le dit.
Les humains, il faut les apprivoiser pour qu’ils sachent nous appréhender. Et celui-ci, il lui aura fallu du temps – plus d’une décennie – pour y arriver. Mais le voilà presque mûr. Presque artiste, au fond.
« Vous aussi, vous entendez les oeuvres d’art ? demande le jeune homme à la femme, qui n’a pas bougé.
– Depuis toujours. J’en ai même fait mon métier, un peu.
– Votre métier ? Vous êtes… vous êtes quoi, médium ?
– J’enseigne l’Art.
– Aux Beaux-Arts ?
– Non. Dans un collège. A Saint-Ouen. Je suis professeur d’arts plastiques. J’apprends aux élèves à écouter leurs sentiments quand ils créent, et en même temps, j’écoute les doléances des oeuvres auxquelles ils donnent naissance.
– Tout ça en même temps ?
– Oui. Il m’a fallu du temps pour savoir synchroniser ma parole, et cette sorte de télépathie« .
Le garçon ne répond rien.
« Enchantée. Je m’appelle Jeanne.
– Mais, mais, vous faites comment vous ? Vous gardez votre pouvoir secret ? Vous en avez parlé ? Vous avez réussi à l’expliquer ? demande le type, visiblement pas formé aux bonnes manières.
– L’expliquer, je m’en fiche. J’ai toujours adoré ça, sans chercher à savoir pourquoi, lui répond Jeanne sans se laisser décontenancer. C’est comme ça que j’ai appris à parler de plus en plus avec les œuvres. À apprivoiser cette faculté qu’on a. Et tu devrais faire pareil. Ce n’est pas un hasard si tu as rencontré la Fontaine ce soir, c’est sûrement que tu es prêt.
– Comment sais-tu ça, toi ? l’interpelle-je.
– Vous ne me reconnaissez pas ? » me répond-elle, s’avançant dans la lumière.
Ses yeux bleu océan me reviennent immédiatement en mémoire. Je n’oublie jamais un humain, et celle-ci sûrement pas. Elle était la plus jeune à qui j’avais jamais parlé. C’était il y a vingt ans, presque jour pour jour, et elle en avait huit. La gamine, en plein musée, avait semé la pagaille en touchant toutes les œuvres, en marchant derrière les barrières, comme une vraie performeuse. Elle était déjà prête. Me voilà étonné qu’elle ne soit pas devenue une artiste à part entière. Et qu’elle se retrouve confrontée à ce type, son parfait contraire, l’esprit rationnel, limite chiant (mais juste limite).
Et pourtant, lui aussi est prêt à maîtriser cette faculté. Encore faut-il que je puisse le lui faire entendre.
« Il faut que tu lui dises, Jeanne. Moi je ne peux plus, pour le moment.
– Pourquoi vous ne pouvez plus ? répond Jeanne, de sa douce voix fluette.
– Alors ça. Ça n’est jamais arrivé. Mais il est impossible qu’un humain perde cette faculté. C’est forcément passager. En attendant, c’est toi qui vas faire le relais, tu veux ?
– Bien sûr ! Je vous suis redevable de beaucoup, vous savez.
– Pas tant que ça. Ton esprit artistique était déjà mûr quand nous nous sommes rencontrés« .
***
Elle cause, elle cause, avec la Fontaine, que moi je n’entends plus. Et ça commence à m’énerver. Ils ont l’air de déjà se connaître.
« Vu que tu ne peux plus parler à l’œuvre pour le moment, c’est moi qui vais faire le relais, d’accord ?« , dit-elle en se retournant vers moi.

C’est alors que je la reconnais. « Surgissant du passé, elle m’était revenue ». Impossible d’oublier ces yeux couleur océan, même derrière de grandes lunettes rondes et des cheveux plus longs – et plus roux – que la dernière fois. La dernière fois, c’était il y a quatre ans. Elle était guide le jour où j’ai discuté avec toute une expo, à Bordeaux. Nous n’avions pas échangé un mot, mais j’étais convaincu qu’elle avait tout entendu. J’en étais désormais certain.
« Allô ? Tu m’entends, moi ?
– … Oui oui, pardon… Enchanté. C’est que… On s’est déjà croisés, c’est sûr, réponds-je en bafouillant.
– Tu me dragues ?
– Non pas du tout, je…
– En tout cas ça fait bien marrer la Fontaine. Et où, je te prie ?
– Où quoi ?
– Où est-ce qu’on s’est rencontrés ?
– On ne s’est pas rencontrés directement… Enfin, on était au même endroit, et…
– Va au but, l’œuvre perd patience là, me dit-elle, visiblement agacée.
– Woody, une punaise, un bureau de la certitude, ça vous parle ?
– Oui ça me parle. Quand j’ai fait mon stage au CAPC de Bordeaux, c’était les titres des œuvres qui… »
Elle s’interrompt brusquement. Et se tourne vers l’urinoir qui trône toujours en arrière-plan de ce moment hors du temps. Je n’entends que la moitié d’une discussion.
« Fontaine… Il a raison. Je connais cet homme… Si, j’ai été guide en stage quelques mois… Mais… Il est très fort… Je vous assure… Je n’ai jamais vu personne arriver à parler avec plusieurs œuvres à la fois… À passer d’une à l’autre si facilement… Et à rire avec, et les faire rire… Si si, je vous assure, de vrais rires… Je les ai entendus… »
« Alors c’était toi, me dit Jeanne en se retournant.
– Oui. C’est fou, j’ai toujours été persuadé que vous aussi aviez entendu ce que nous nous étions dit, avec les œuvres de l’expo, ce jour-là. Voilà pourquoi je me souviens de vous.
– C’est tout ? La seule raison ? me demande-t-elle, le sourire espiègle.
– C’est… Euh…
– L’œuvre ne te fait qu’à moitié confiance, reprend-elle sans me laisser le temps de bafouiller une réponse bidon. Mais elle veut bien croire ce que je lui dis sur ton talent. Elle dit que tu es prêt, de toute façon.
– Prêt a quoi ?
– À faire quelque chose de ta faculté. Nous ne sommes pas si nombreux que ça à en disposer sans être artistes pour autant. Alors il ne faut pas le garder pour nous. Moi, c’est avec mes élèves que je les exploite. Toi, tu dois en faire quelque chose d’utile aussi.
– Mais qu’est-ce que je peux en faire ? C’est idiot ! réponds-je en m’emportant. Je ne veux pas passer pour un dingo en disant en place publique que j’arrive à parler à des tableaux. Je préfère encore en profiter tout seul.
– Personne ne sait que je parle avec les peintures de mes élèves, quand je les ai en cours. C’est toute l’astuce. Tu dois être assez à l’aise avec ta faculté pour arriver à t’en servir sans éveiller les soupçons.
– Et moi, je peux faire quoi ?
– Fontaine me demande ce que tu fais dans la vie, me répond Jeanne.
– Pas grand-chose. Je cherche du travail.
– Où ça ?
– Dans un journal. Ou une radio. Ou un site web. Enfin, un truc qui veuille bien de moi.
– Tu es journaliste ?
– C’est ma formation, oui.
– Eh merde« , résonne une troisième voix.
La Fontaine a pensé à voix haute. En tout cas, comme par magie, je reçois à nouveau ses paroles – pensées – livrées directement dans mon cerveau. Pas de bol, c’est au moment où il déverse sa bile.
« – Encore un fichu journaleux, poursuit-il, sans apparemment se rendre compte que ses élucubrations sont désormais à nouveau entendues par tout le monde. Il n’y a pas pire pour plomber notre réputation. Ce sera soit un sale bobo nous encensant sans raison valable et dans un vocabulaire pompeux, soit un réac vomissant Soulages et tous les autres. Merde merde merde.
– Je vous entends, hein, l’interromps-je en ricanant.
– Tu me…
– Ouais.
– Mais comment…
– Aucune idée.
– Eh merde merde merde merde.
– On a compris, ça va, dis-je. Remarque, c’est normal au fond que merde soit votre juron préféré, poursuis-je, entendant Jeanne étouffer un rire.
– Au moins tu n’as pas de surprise. Tu sais ce que je pense.
– Pour sûr.
– Tu es donc journaliste. C’est emmerdant ça, les journalistes sont les pires amis des artistes. Et des œuvres par extension.
– Il peut peut-être utiliser son pouvoir à sa manière, intervient Jeanne.
– À sa manière ? Quelle manière ? demande le readymade de Duchamp
– S’il est si naïf et gauche dans sa façon de parler aux œuvres, il peut peut-être en faire un atout.
– Je ne te comprends pas, Jeanne.
– Moi non plus, dis-je pour ajouter mon grain de sel à la discussion.
– S’il est journaliste, il va écrire pour être lu par tout le monde, pas que pour des artistes et des critiques, hein ? C’est bien ça le but de ton métier ?
– Ah ben, c’est ce que j’aimerais en tout cas, si seulement je trouvais du taf, réponds-je en haussant les épaules.
– Alors voilà, il te faut écrire sur les œuvres comme tu leurs parles. C’est encore ce qu’il y a de plus simple.
– Tu m’impressionnes, Jeanne, reprend l’urinoir retourné, l’air interloqué.
– Mais enfin, je ne peux pas aller démarcher des journaux en leur proposant des interviews d’oeuvres !
– Et pourquoi pas ? demande l’œuvre
– Je passerais pour un fou, voyons. En début de carrière, c’est problématique, dis-je avec un sourire amusé malgré moi, en pensant à certains spécimens plus avancés dans le métier.
– Alors tu te démerdes, me répond l’œuvre.
– Pardon ?
– Tu te démerdes, tu utilises la ruse que tu veux, mais ce sera ta mission désormais. Écrire sur nous, comme tu parles avec nous. Et Jeanne, tu vas l’aider.
– Quoi ? L’aider ? A quoi ?
– Je veux que tu l’accompagnes lors de ses prochaines visites à des œuvres. Tu gardes un œil sur les conversations, tu n’interviens pas. Mais je ne veux pas qu’il soit encore un de ces gratte-papier qui ruinent notre réputation.
– Mais, je ne suis pas journaliste, je ne sais pas bien écrire, moi ! répond Jeanne en rougissant.
– Peut-être pas, mais je te fais assez confiance pour que tu ne le laisses pas nous trahir« .
Jeanne se retourne à nouveau vers moi, qui ai viré au blanc pâle. Mon air déconfit semble l’amuser, la faire rire même.
« – Eh bien, on va devoir travailler ensemble visiblement !
– Oui, en équipe.
– Main dans la main« .
Du blanc, je vire au rouge écarlate. Ça se voit, il faut croire. Et ça amuse ma nouvelle comparse autant que notre mentor. Pour la première fois de cette nuit qui me paraît interminable, la Fontaine se fend d’un éclat de rire.
« Allez les tourtereaux, lâche-t-il dans un rire, s’attirant un regard noir de Jeanne, dont je n’arrive pas à saisir le ressenti. Tu commences la semaine prochaine. Je t’ai pris rendez-vous avec une œuvre au Centre Pompidou jeudi en huit.
– Un rendez-vous ? Avec une œuvre ? Depuis quand ? m’étonne-je.
– Là, il y a trente secondes. On a l’intranet, nous aussi, les œuvres. D’ici ton rendez-vous, tu as intérêt à vendre le synopsis à un journal.
– Et avec quelle œuvre ?
– Tu le sauras bien assez tôt« .
Et aussi brusquement qu’elle était apparue, la Fontaine disparaît.
« Ça, c’est de la nuit blanche ! s’exclame Jeanne. Il est trois heures du matin ! Allez, si tu as encore le courage, je t’invite à prendre un café aux Halles.
– Un café, tiens, ce sera pas de refus.
– Bien noir ?
– Oh oui !
– Môssieur, vous prendrez votre café plutôt monochrome ou Soulages ? »
Et elle éclate de rire. J’ai pas encore tout compris aux subtilités de l’art contemporain et de son humour, faut croire. Mais je la suis.