Saison 3, épisode 8
Après Heroes, c’est maintenant Life on mars qui passe dans mes oreilles, sur l’audioguide téléguidé posé sur mes oreilles pour m’éviter de parcourir l’exposition consacrée à David Bowie dans le silence quasi-complet. Une exposition consacrée à la musique, ça n’intéressait visiblement pas la camarade Constantine, trop occupée à sa propre exposition, et clairement pas l’esprit frappeur de la Fontaine de Marcel Duchamp qui répond à l’appel dès qu’il s’agit d’art contemporain, mais méprise la musique populaire. Il a voulu m’emmener chez Boulez, j’ai choisi Bowie.
Au-dessus de ma tête, un David Bowie blafard, les paupières bleutées, les cheveux rougis par le personnage de Ziggy Stardust, entame son envolée lyrique sur le refrain de Life on Mars?, pris dans son costume vert pâle exposé juste en-dessous.
« Il est beau n’est-ce pas ? Je l’ai sous les yeux depuis le début de l’exposition, je ne me lasse pas de cette couleur », me dit une voix étouffée derrière moi.
Cette voix, elle vient d’une… de deux poupées de chiffon. Assises sur un canapé, serrées l’une contre l’autre, elles me font face. Sur leur tête sont projetés des visages, tout engoncés, étriqués dans ce petit espace. Je reconnais celui du chanteur sur l’une des têtes.
« Qui es-tu ? Enfin… Qui êtes-vous ?
– Tu peux me dire tu. Je ne suis qu’une seule et unique œuvre d’art.
– Mais de qui ? Tu es quoi exactement ?
– Je suis…
– Flippant. Pardon de te dire ça, mais tu es un peu inquiétant.
– Je sais. Et pourtant, le travail de Tony Oursler est généralement plus positif.
– C’est donc ton créateur ?
– Oui, Tony est connu pour ses installations vidéo, où il crée des personnages un peu cartoonesques à base d’yeux et de bouches.
– Comme les Têtes à Claques ?
– Les quoi ?
– Tu n’as pas connu ? Ces personnages animés qui avaient des vrais yeux et des vraies bouches…
– Ah ! Je vois. Oui. Un peu comme les tétaclaks dont tu parles, là. Mais moi, Tony m’a fait plus mélancolique, plus inquiétant, à la demande de David. C’est pour ça que les visages sont étriqués, pour mettre en boîte une icône, en quelque sorte. Tony a réalisé l’un des derniers clips de David, Where are we now ?, dans son atelier, il y a deux ans. C’est pour ça qu’il m’a utilisé. Mais je n’étais déjà pas tout jeune, j’ai fait mon apparition en 1997, pour son concert anniversaire. Et encore avant, David et Tony avaient déjà travaillé ensemble, sur le clip de la chanson Little Wonder.
– Et à côté de Bowie, qui est cette femme ?
– C’est la femme de Tony. Elle est artiste aussi.
– Oh. Je ne m’attendais pas à tomber sur des œuvres d’art contemporain en venant ici…
– Tu plaisantes j’espère ?
– Pas du tout, je devrais ?
– Il n’y a personne dans le monde de la pop qui s’est plus inspiré du monde de l’art que David ! Il l’a dit lui-même, c’est un grand voleur, il s’inspire d’influences de partout et les réutilise (citation avant garde).
– Mais là, dans l’expo ? Il y a de l’art contemporain ?
– Bien sûr ! Partout ! Tu n’as pas vu Gilbert et George à l’entrée ?
– Les deux perfofmeurs britanniques ? Non.
– C’est la première vidéo exposée. Et leur première sculpture vivante. Tu as vu le Vasarely ?
– Non.
– Mais enfin ! La pochette de Space Oddity ! Tu as vu le costume Bauhaus au moins ?
– Euh… Pas plus.
– Donc tu n’as rien vu de cette exposition. Idiot.
– Eh ! Je ne te permets…
– Idiot. Tu loupes le plus important, presque. Retourne voir tout de suite le costume Bauhaus. Il va te donner une bonne leçon, lui.
– Mais comment le retrouver ?
– Tu vois un costume noir, triangulaire, énorme ? C’est lui.
– Ah ça ? C’était ça ?
– Oui, « ça », c’est l’un des costumes les plus inspirés par l’avant-garde. Vas-y. Vite » me répète l’œuvre, qui se fait de plus en plus menaçante.
Alors ni une ni deux, je quitte la salle et reviens sur mes pas, pour faire face à l’imposant costume noir et blanc que m’a indiqué l’œuvre de Tony Oursler. Comparée aux autres costumes taillés pour accueillir un David Bowie filiforme, la chose présente des formes surdimensionnées. A vrai dire, vue de face, c’est un triangle sur un rectangle. Ni plus, ni moins. Avec un noeud papillon en son sommet.
A y regarder de plus près, c’est en fait un gros bloc noir brillant, en forme de sablier irrégulier – Cristina Cordula lui aurait dit « Tu es un X ma chérie » – le tout surplombant un tronc d’une seule pièce, fait pour accueillir les deux jambes à la fois. Et sur les côtés de la pyramide, d’autres morceaux de tissu ont l’air de servir à glisser les bras de façon plus ou moins rigide. Devant lui, des photos de spectacles des années 20.
Au-dessus, la pochette d’un disque du chanteur Klaus Nomi, affublé d’un costume similaire. Et à côté, un écran de télévision. Dans mon casque résonne alors The Man who sold the world, que David Bowie, face à moi, dans ce costume triangulaire, porte.
« Alors comme ça on me passe devant et on ne me remarque même pas ? fait la grosse voix du gars costume – une voix de femme qui pourrait aussi être celle d’un homme qui joue au contreténor.
– À vrai dire, je ne vous avais pas vraiment vu comme une œuvre d’art…
– Et comment, alors ?
– Comme… Comme un vêtement.
– Parce que la mode n’est pas un art ? Et quoiqu’il en soit, je ne suis pas tellement un vêtement.
– Comment ça ?
– Regarde plutôt… Tu as déjà vu des vêtements qui ont besoin d’être portés de la sorte ? »
Pendant ce temps, à l’écran, Bowie, qui vient de terminer son interprétation, reste devant son micro, jusqu’à ce que ses deux choristes – dont l’un n’est autre que le type du disque exposé au-dessus, Klaus Nomi – viennent me chercher et le ramènent, tout d’un bloc, jusqu’à l’arrière de la scène. Et quand la séquence repart à zéro, c’est l’inverse. Les deux choristes – l’autre est habillé en rouge, impossible de l’identifier – l’escortent jusqu’au micro en le portant, figé dans son costume.
« En effet, c’est… inhabituel. Vous êtes plutôt une sculpture que l’on porte, c’est ça ?
– Voilà, j’aime mieux ça mon petit, fait le costume de sa grosse voix, étouffée par la vitre qui le (me ?) protège. Je suis à la fois un costume ET une sculpture. Je ne peux être porté qu’à des visées artistiques, c’est-à-dire sur scène.
– Ce qui peut aisément se comprendre.
– Oh, mais c’est plus compliqué que ce que tu peux croâââre, me reprend la panoplie avec emphase.
– Quoi ? C’est pas déjà assez ambigu comme ça ?
– Tu t’attends à moins, de la part de David Bowie, sur le plan de l’ambiguité ?
– Hm. Pas faux. Et donc, il y a quoi d’autre ?
– Qui m’a conçu d’après toi ?
– Bowie ?
– Certes, certes, CERTES ! crie le costume, sur un ton théâtral. Mais qui d’autre ? Qui l’a aidé ?
– Je sais pas moi… Alexander McQueen, comme pour le costume là ? propose-je en montrant d’un signe de menton la redingote flanquée d’un Union Jack, exposée non loin de là.
– Non.
– Karl Lagerfeld ? Jean-Paul Gautier ? Vivienne Westwood ? énumère-je en essayant de rassembler mes – faibles – connaissances dans le domaine de la mode.
– Non plus.
– Allez !
– Mark Ravitz.
– Connais pas.
– C’était à prévoir, ha ! lance le costume avec un soupir, comme s’il voulait hausser ses massives épaules.
– Eh ! Dis que je suis inculte aussi.
– Mais non voyons. Ta réponse erronée n’est pas étonnante. Car Mark n’est pas homme de mode, ce n’est pas un créateur de costumes. Il est artiste, et surtout décorateur.
– Décorateur. Il conçoit des décors ? Pour le théâtre ?
– C’est ça. Et pour des concerts.
– Dont ceux de Bowie, je suppose…
– Tu supposes bien. Mark a travaillé des années avec David, notamment sur la tournée Diamond Dogs, il a conçu ses décors de scène, toujours très travaillés. Il a aussi bossé avec le groupe KISS, mais son meilleur client, c’est quand même David. Voilà pourquoi, comme je te disais, je suis plus complexe qu’un simple costume.
– Tu es à la fois un décor et un costume…
– Voilà. C’est précisément cela. D’ailleurs cela se voit dans la vidéo de moi. Il n’y a pas de décor sur le plateau, mais je suis si massif et si rigide que je plante à moi seul une sacrée ambiance.
– C’est sûr…
– Et c’est pas fini !
– Quoi ? Avec le forfait RED j’ai aussi droit à un extra ?
– Pardon ?
– Excuse-moi, tu ne peux pas comprendre sans sortir des musées. Tu disais.
– Je disais qu’on peut aller creuser encore plus loin dans ma conception ! Regarde la photo au-dessus, là.
– La pochette de disque de Klaus Nomi ?
– Non, ça c’est encore autre chose. Klaus a tellement aimé le costume de David que quand il s’est lancé en solo, il a choisi un costume similaire, un cousin à moi, complètement triangulaire pour lui. D’ailleurs ça a fait sa marque de fabrique. Non, ce que je te demande de regarder c’est ce qu’il y a côté ».
Sur une autre photo, plus ancienne celle-ci, il y a deux personnages. A droite, une femme porte une robe qu’on croirait elle aussi taillée dans du carton-pâte. Et à gauche, un homme arbore un costume aux larges épaules, qui plonge vers le bassin avec une forme triangulaire…
« Mais… C’est toi aussi ?
– Non ! C’est mon ancêtre.
– Ton ancêtre ? Mais tu es une oeuvre d’art, tu n’as pas de parents voyons !
– Certes non, me répond le smoking surdimensionné en riant. Mais j’ai une ascendance, des inspirations. David et Mark se sont fortement inspirés de ce costume-là pour me concevoir. Et devine quoi ?
– Quoi ?
– Ce n’est pas un créateur de mode qui avait conçu ce costume-là.
– Encore un décorateur ?
– Non. Un peintre. Sonia Delaunay. »
Le nom sonne comme très familier à mes oreilles. Et pour cause, il y a quelques semaines, avant l’accident, quand je visitais encore de grandes expositions d’art contemporain, j’ai découvert avec plaisir la rétrospective consacrée à cette artiste haute en couleurs.
« C’est elle qui a conçu ton ancêtre ?
– Oui. Et dans un contexte particulièrement bouillonnant. Le vieux, là sur la photo, c’est un costume de théâtre.
– Ah oui ? Pour quelle pièce ?
– Le coeur à gaz, de Tristan Tzara.
– Jamais entendu parler.
– Et pourtant. Tzara, c’est l’un des créateurs de Dada.
– Le mouvement artistique ?
– Lui-même. Avec ses grandes théories sur le besoin de renier tous les codes établis jusqu’alors. Et Le Coeur à gaz, c’est un peu la pièce de Tzara qui a marqué le début de la guerre entre les derniers de Dada et les premiers surréalistes. Quand Tzara l’a fait jouer en 1923, il a demandé à Sonia Delaunay de lui dessiner des costumes très géométriques – dont mon ancêtre, et certains très colorés aussi. Et BIM, VLAN, CRAC ! il y a eu une bagarre générale entre les dadas et les surréalistes. La police a dû intervenir ! Voilà comment ce costume est entré dans l’histoire…
– Et voilà comment il a inspiré un costume de chanteur pop des années plus tard…
– C’est-à-dire moi-même. Tu as tout compris. L’art passe son temps à se nourrir de l’art, tu sais, jeune homme, me dit l’oeuvre-costume dans une envolée lyrique. Quand une oeuvre est inventée, certains s’amusent à la copier, d’autres la gardent en tête et s’en inspirent quand vient leur tour de créer. C’est ce qu’a fait Klaus Nomi quand il s’est fait un costume triangulaire à partir de moi ; et c’est ce qu’a fait tout récemment Charles Youssef, un créateur qui s’inspire des costumes de l’époque dada et surréaliste. On passe notre temps à nous inspirer les uns les autres. C’est d’ailleurs tout ce qui a fait le génie de David Bowie. Regarde, derrière toi. »
Et derrière moi, en grosses lettres adhésives sur l’une des cimaises de l’exposition à la gloire du chanteur, il y a ces quelques mots : « DAVID BOWIE IS PLAGIARISM… OR REVOLUTION ».