« Hé ! Hé !
– Hm ?
– Il est cinq heures du matin. Si tu ne veux pas te faire prendre pour un sans-abri, il faut que tu files avant que le jour se lève. »
Je bâille et m’étire, comme si je sortais de mon lit. Mais je suis en plein coeur de Paris, au Palais Royal, endormi sur l’une des colonnes des Deux Plateaux, de Buren. La voix qui m’a réveillée, c’est celle de cette oeuvre d’art monumentale, avec qui j’ai parlé pendant toute une partie de la nuit.
« J’ai dormi longtemps ?
– Ca fait une bonne heure, je crois, me répond l’oeuvre. Tu me parlais du jour où tu as rencontré une oeuvre d’art vivante, et puis tu t’es endormi.
– Et toi ?
– Moi je ne dors pas, tu sais ! Nous ne sommes pas des êtres vivants, on n’a pas besoin de sommeil, nous, les oeuvres. Dans les musées, quand vous dormez tranquillement, vous humains, mes camarades œuvres s’en donnent à cœur joie !
– Et les veilleurs de nuit ?
– Complices.
– Ah je vois. Quand le chat n’est pas là…
– Voilà ! Allez, oust ! File tout de suite ! »
Et me voilà reparti dans les rues de Paris, ma barbe naissante retenant le froid, qui me fait grelotter. Je dois avoir l’air d’un type pinté qui ne sait plus trop où il est. Avec ma petite veste de mi-saison, je n’avais pas vraiment prévu de passer la nuit dehors. Je traverse la rue de Rivoli et la cour du Louvre pour gagner les quais de Seine, avec l’espoir d’attraper un taxi qui me ramène chez moi.
« Eh toi, là ! »
Je sursaute. Merde, un flic. Ah non, c’est un passant.
« Oui ? Qu’est-ce qu’il y a ?
– Quoi ?
– Vous m’avez interpellé, là, à l’instant. C’était pour quoi ?
– Mais ça va pas ? me rétorque le type. J’te jure, les mecs bourrés…« , continue-t-il en s’éloignant.
« Ha ha ! Elle est bien bonne celle-là ! reprend la voix qui m’avait interpellée. Bon tu te ramènes oui ou non ? »
Ok, j’ai compris. C’est pas un flic, c’est une œuvre. ENCORE une œuvre d’art. Finalement, j’étais peut-être plus tranquille à passer ma vie à arpenter les musées. Au moins, la nuit, je dormais.
« C’est qui ? Tu es où ?
– Là, derrière ! me répond l’œuvre, que je n’ai pas encore réussi à identifier, de sa voix haut perchée. Tu peux pas me louper ! »
Et pourtant… Il y a bien la Pyramide du Louvre. « C’est toi la Pyramide ? » demande-je, avant de m’entendre rétorquer par une voix grave à faire trembler le sol « Non, c’est pas moi« .
« Regarde mieux ! me dit la voix aiguë de l’œuvre. Tu chauffes, HAHAHAHAHA ! »
Et en émettant son rire sonore, l’œuvre laisse aussi échapper un vif bruit de tonnerre. C’est alors que je la vois. Précisément sous le sommet de la Pyramide, une lueur rouge fonce vers le sol. C’est une raie incandescente qui fonce vers le sol à la vitesse de la lumière, sans jamais prendre l’apparence d’une ligne droite. Un éclair quoi. Qui part du sommet de la pyramide transparente pour disparaître dans les sous-sols du Carousel, le centre commercial situé sous le Louvre.
« Eh bien ! J’ai bien cru que tu ne me verrais jamais. Pourtant, il n’y a pas grand-monde d’autre ici qui puisse t’éclairer.
– Et, donc, tu es une oeuvre d’art ?
– J’ai l’air d’être autre chose ?
– Euh, non. Au temps pour moi.
– Je suis sous le plus grand chapiteau du monde.
– Non mec, tu es sous la Pyramide du Louvre.
– Donc c’est vrai, tu es bourré ? Ou juste con ? C’est mon titre ! « Sous le plus grand chapiteau du monde », je m’appelle comme ça. Et je suis une oeuvre de Claude Lévêque.
– Mais donc tu représentes un éclair, c’est tout, ou il y a un sens caché plus compliqué, un truc d’oeuvre d’art quoi ?
– Non non, je suis bel et bien un éclair. Je peux même t’en dire plus. Je suis aussi un dessin d’enfant. Claude a travaillé avec de nombreuses classes d’enfants pour des ateliers de préparation, et il leur a fait dessiner des éclairs. Et celui qu’il a jugé comme étant le meilleur des éclairs, il s’en est servi pour me concevoir.
– Euh… comment on fait pour savoir ce qui est le meilleur des éclairs ?
– Bonne question. Peut-être celui qui ressemblerait le plus à un véritable éclair. Qui n’ait pas l’air tracé à la règle, mais qui ne présente aucune ligne courbe. Un vrai bel éclair, quoi ! Et moi, je suis ça. Un BEAU GROS ECLAIR, me répète l’oeuvre en imitant à nouveau un coup de tonnerre
– Mais pourquoi ici ?
– Ah, ça. C’est une longue histoire. Tu veux la version courte ?
– Je crois que j’ai le temps, là. Foutu pour foutu, je dormirai demain.
– Alors, chapitre 1. Il se trouve que le Louvre a l’habitude de proposer à des artistes contemporains de faire des interventions dans ses murs.
– Comme à Versailles ?
– Un peu comme à Versailles, oui. A ce détail près qu’ici, c’est surtout dans les espaces un peu à part du musée qu’il y a des interventions contemporaines, tu vois, comme ici sous la pyramide, ou un peu plus loin, là où on peut voir les fondations du Louvre à l’époque du Moyen-Âge. Il y a eu Wim Delvoye ou Loris Gréaud, et là, c’est au tour de Claude. Le Louvre lui a proposé d’intervenir. D’ailleurs à la fin de l’année il aura droit à une plus vaste exposition.
– Et chapitre 2 ?

– C’est là qu’on entre dans le vif du sujet. Quand Claude réalise une oeuvre, il travaille toujours en fonction du lieu où ça va être exposé.
– Des oeuvres in situ ? Comme Daniel Buren ? J’ai discuté avec ses colonnes tout à l’heure, il m’a raconté que…
– Ouais, in situ, m’interrompt l’installation. Donc moi, je n’ai été conçu que pour cet espace. Bon après, Claude Lévêque et Daniel Buren n’ont pas exactement le même parcours.
– Ah bon ?
– Ah ben non pas du tout non. D’abord ils ne sont pas de la même génération. Buren a bien quinze ans de plus que Claude. Alors oui, c’est vrai, tous les deux modifient et transforment l’environnement dans lequel ils sont invités à exposer.
– Quoi comme différences ?
– Oh, Claude est beaucoup plus punk dans l’esprit. Tellement punk qu’il a refusé la Légion d’Honneur, quand il a été nommé pour la recevoir, en 2011. Quand il a débuté, au début des années 80, c’était dans l’air du temps, tu vois, la scène underground de l’époque, c’était le collectif de graphistes Bazooka, c’était le groupe Taxi Girl, c’était Jacno, c’était les boîtes branchées. Pas la même ambiance qu’avec l’avant-garde des années 60. Et du coup les premiers travaux de Claude sont très incarnés.
– Incarnés ?
– Oui… euh… Comment t’expliquer ? Ce qu’il dit, c’est qu’il veut « créer un impact sur les visiteurs, provoquer des mises en situation d’ordre sensoriel qui impliquent l’affect et les lieux communs de chacun ». Il touche l’affect, l’individu, le corps. Tu connais Christian Boltanski ?
– Vaguement oui, dis-je en essayant de me remémorer ce à quoi ressemblent les oeuvres du sus-nommé. C’est l’artiste qui fait des oeuvres avec des photos d’enfants, des pluches ou des vêtements ?
– Eh bien tu vois, leurs travaux se rapprochent parfois un peu. Le souvenir, la mémoire commune, ça fait partie de leur approche ; Claude aussi utilise des photos d’enfant – à ceci près que généralement ce sont des photos de son enfance à lui. C’est beaucoup plus lié à la société que le travail de Buren, qui est artistico-artistique. Il y a quelque chose de très humain dans ce qu’il fait. Croiser une de mes cousines, une autre oeuvre de Claude, qui te dirait « Ta gueule » en néons, ce serait totalement normal.
– Ah carrément ?
– Mais oui ! Cette oeuvre existe, d’ailleurs. Elle s’appelle « Ta gueule », tout simplement. Mais il y a aussi des cousines oeuvres qui t’appellent à rêver !
– Bon et tout ça ne me dit pas ce que toi, tu viens faire là.
– Eh bien moi, je suis là pour modifier l’espace, le transformer. Claude m’a vraiment pensé pour m’intégrer avec l’architecture de la pyramide au-dessus de moi. Du coup, comme cette grosse pyramide est un truc monumental et très lourd, Claude a choisi de faire de moi une oeuvre légère et aérienne. Et pourtant, c’était pas gagné.
– Pourquoi ? Ca m’a l’air clair – pour une fois – la genèse de ta conception…
– Oui, mais Claude ne voulait pas travailler avec la Pyramide du Louvre. Il y avait un paradoxe : son medium préféré pour transformer un lieu, c’est la lumière. Mais du coup ici, il ne voyait pas trop comment utiliser la lumière.
– Pourtant c’est beau, ici, avec l’effet de transparence de la pyramide.
– Maintenant, oui, à cinq heures du matin. Mais imagine en pleine journée ! On ne me voit quasiment pas ! Et pourtant, je suis allumé toute la sainte journée. Toujours est-il que, en passant beaucoup de temps dans les galeries du Louvre, et en regardant beaucoup les marines et les orages qui balaient la mer, Claude a choisi ce qu’il y a de plus visible : pas une ambiance lumineuse, non, plutôt une trajectoire, une raie lumineuse. Moi, donc.
– Je vois. C’est vrai que, mettre des néons un peu partout ici, dans le noir c’aurait été bien, mais de jour, c’était même pas la peine de t’allumer.
– Et Dieu sait que j’aime être allumé, pourtant, ha ha ! »
A l’instant précis où l’oeuvre imite une nouvelle fois le bruit du tonnerre, le soleil qui se lève pointe ses premiers rayons en direction du majestueux musée. Tel un vampire qui commencerait à brûler sous l’effet de la lumière, l’oeuvre hurle : « NOOOOOOON ! Pas le Soleil ! Aide-moi ! Fais-moi de l’ombre !
– Mais, mais, tu m’avais dit que tu étais allumé quand même le jour !
– Ah, ouais, reprend l’éclair, qui a brusquement cessé de crier. Rabat-joie. Ca t’arracherait la gueule de me laisser rêver un peu ? De me prendre pour un vrai grand éclair, un coup de tonnerre sous le Louvre, un oiseau de nuit ? Non ! Il faut forcément que tu me ramènes à ma réalité de tube de néon rouge posé là comme une installation longue durée. Allez, dégage. Je ne veux plus te parler.
– Mais je…
– VA T’EN ! Ca, tu ne me l’enlèveras pas, je suis aussi imprévisible que l’éclair. Puisque je le décide, là, maintenant, je ne t’adresse plus la parole. Maintenant, casse-toi ».
Et c’est ainsi qu’à presque sept heures du matin, je finis mon trajet à pied, par les quais de Seine, pour aller m’endormir comme une masse chez moi, sous l’oeil bienveillant de ma reproduction de Georges Braque, bien contente de me revoir gagner mes pénates.