Saison 2 | Episode 5
Paris, Grand Palais, 7 mars 2014
« J’irai pas, je te dis, j’irai pas !
– Qu’est-ce que t’es con quand tu t’y mets ! C’est quoi le problème ? me gueule dessus Jeanne, en plein Paris, juste devant le Grand Palais. Ca te rapporte un taf, et ça t’enrichit personnellement, il te faut quoi de plus ? »
Il me faut quoi de plus ? L’envie. J’en ai ras-le-bol. Depuis que je me suis fait virer manu militari du Palais de Tokyo, parce que mes mots avaient dépassé le strict cadre télépathique, je n’ai plus aucune envie de continuer. Ni de continuer à parler avec des oeuvres d’art, cette grande population de chieurs, compliqués et prétentieux ; encore moins de continuer à écrire là-dessus. Même si, oui, c’est vrai, ça m’a rapporté un peu de sous. En trois papiers pour Art d’aujourd’hui, je me suis fait le salaire de trois mois de travail. Ca paie pas mal, la critique artistique. D’autant qu’avoir une interview d’un concept comme Ann Lee, ça n’arrive pas à tout le monde.
Mais là, c’en est trop. Discuter avec des oeuvres, c’était très drôle tant que ça ne tapait pas sur les nerfs. Désormais, je dois accomplir des commandes, parler avec des oeuvres qui ne veulent rien me dire, des tableaux bleus pas vraiment carrés, me retrouver sans rien à dire devant des fresques vidéo, me faire engueuler à cause d’une chiarde incarnée par deux artistes. Donc là, ce sera non.
« T’es relou pour de vrai ou tu le fais exprès ? me lance Jeanne, qui semble perdre son calme pour la première fois depuis que je la connais – et depuis que je la courtise, sans succès. T’as un boulot, tu peux exploiter ton pouvoir de façon intelligente, et tu jettes l’éponge ? Tu as décidé quoi ? Tu ne vas plus mettre les pieds au musée ? Les oeuvres ne t’ont pas appris à les aimer ?
– Bien sûr que oui ! J’aime l’art, ça fait dix piges que je cause avec des oeuvres, j’ai bien assez découvert de choses grâce aux artistes et au musée ! Mais j’en ai ras-le-bol. D’être contraint à parler avec des oeuvres qui ne me parlent pas. Pourquoi a-t-il forcément fallu que j’en « fasse quelque chose », de mon pouvoir ?
– C’est comme ça, c’est comme ça. Si on est dotés de cette capacité de parler aux oeuvres, c’est pas pour rien.
– Ca, c’est ce que t’a mis dans le crâne cette ordure d’urinoir de Duchamp, dis-je dans un éclat de voix, en me foutant éperdument que « l’esprit de Duchamp » m’entende ou pas.
– Pauvre con ! » lance Jeanne, en se dirigeant vers l’entrée de l’exposition.
C’est plus fort que moi, je lui cours après.
« Ok, ok, ok ! Je viens. Mais je te préviens, je ne parle pas avec une oeuvre si j’en ai pas envie. Et là, j’ai pas envie de grand chose.
– On verra bien, me répond-elle, on verra bien. C’est de l’art vidéo, tu vas aimer ».
J’entre dans l’exposition rétrospective consacrée à Bill Viola – un artiste américain qu’on dit pionnier de l’art vidéo, et me retrouve dans le noir quasi-total. Là, un écran semblant flotter dans les airs, et sur cet écran, une forêt, une piscine, et un homme… lui aussi semblant flotter dans les airs. C’est beau, mais ça ne me parle pas tant que ça. Le fait que la surface de l’eau continue à bouger, quand l’homme en suspension lui est complètement figé… « Salut », me lance l’oeuvre.
Alors non, je ne parlerai pas. Je passe à la salle suivante, et la suivante encore. Un homme — Bill Viola lui-même ? — retient sa respiration. Au bout de quelques secondes, il expire violemment. « Et de quatre essais pour atteindre l’immortalité, sur neuf. Bonjour ! » me lâche-t-il avant de bloquer à nouveau sa respiration. Trop facile de l’esquiver. En quittant la salle, je jette un oeil au titre de l’oeuvre : Nine attempts to achieve immortality, neuf essais pour atteindre l’immortalité. C’était donc bien ça.
Je continue ma visite, convaincu petit à petit par les oeuvres, mais pas plus disposé à leur parler. Pendant ce temps, Jeanne discute de temps en temps avec un écran, j’entends de loin leur conversation, je n’y prête pas attention. Je me laisse absorber par cette série de voiles sur lesquels se croisent et se mêlent deux images différentes, celle d’un homme et d’une femme qui courent dans les bois. Tant qu’aucune oeuvre ne me dit rien, ça me va très bien.
« AAAAAAAA ! » entends-je au loin. C’est une oeuvre. J’ai appris à reconnaître quand une oeuvre parle, même sans la voir. On aurait cru un cri d’animal, pourtant c’est bien la voix d’une oeuvre qui résonne dans mon crâne. « OOOOOOOOmmm ! », à nouveau.
Je franchis encore deux salles, des tableaux mouvants au ralenti… Et me trouve devant une cage d’escalier. On y entend des murmures, des bruits étranges, mais pas de cri, rien d’inhabituel. « CRRR-CRRR-CRRR-CRRR ! » fait la voix de l’oeuvre… juste derrière moi.
Là… rien du tout. Enfin, rien de surprenant. Dans la salle qui se trouvait dans mon dos jusqu’à présent, il n’y a presque rien. Contrairement à tout le reste de l’expo, ici les murs sont blancs. Au fond, un buffet, un réveil et une petite télé, qui diffuse les images d’un homme en train de dormir, et qui a l’air « AAAAAA ! ».
…
Oh putain, c’était quoi ça ? Je viens de faire un bond d’au moins dix centimètres devant ce qui vient d’arriver. Ca a dû durer une demi-seconde. La salle, bien éclairée, s’est éteinte d’un coup. Sur les murs il y avait une chouette qui me fonçait dessus. Et l’oeuvre qui me hurlait dans les « AAAAAA ! »
Ca a recommencé. Et à chaque fois la salle se rallume aussi vite qu’elle s’est éteinte. Cette fois-ci, c’est un corps inanimé dans l’eau, à l’écran. C’est carrément flippant, et pourtant je ne fuis pas comme j’en ai « AAAAAA ! »
« Il se passe quoi là ?
– …
– Eh !
– Zzzzzz ».
C’est moi, ou l’oeuvre ronfle ? J’attends qu’une nouvelle fois, les lumières s’éteignent et qu’une image terrifiante me surprenne, mais qu’au moins je puisse interpeller l’oeuvre éveillée. Et ça ne loupe pas : sans que je puisse prévoir, cette fois c’est une radiographie qui apparaît quelques secondes, juste le temps que je puisse demander à l’oeuvre :
« Explique-moi ! Tu fais quoi ?
– PERSONNE NE LE sait, répond-elle en commençant à crier, avant de reprendre une voix basse au moment où les lumières se rallument.
– Comment ça, personne ne le sait ?
– Je suis totalement imprévisible. Personne ne peut dire A QUEL moment vont surgir ces petits extraits vidéo, il peut se passer une minute sans rien, puis trois séquences en dix secondes. Tout est réglé par un circuit totalement aléatoire. C’est ça qui rend l’installation VRAIMENT TERRIFIANTE, me lance l’oeuvre alors que sur les écrans des chiens féroces s’attaquent une demi-seconde à la caméra.
– Vraiment terrifiante ? Mais… c’est ton but, de faire peur ?
– Oui !
– Ca a le mérite d’être clair. J’ai vu des oeuvres qui faisaient peur parce qu’elles étaient hyper réalistes, d’autres flippantes mais parce que le malaise était un moyen de faire passer un message, mais alors faire peur pour faire peur…
– Et pourtant, c’est bien le cas. Mais tu sais, ON TOUCHE DE PRÈS à la façon que Bill Viola a de travailler ».
Je viens encore de bondir, alors que l’oeuvre me parlait. Il y a eu un bruit perçant au moment où je ne m’attendais pas, quand les lumières se sont éteintes pendant une seconde ce fut une course effrénée dans une forêt sombre.
« Et… C’est quoi sa « façon de travailler », à Bill Viola, comme tu dis ?
– L’émotion.
– Pardon ?
– L’ÉMOTION ! Hurle l’œuvre alors que les lumières se sont à nouveau éteintes une fraction de seconde, et que sur les murs de la salle, la chouette folle continue à voler dans ma direction – et celle de Jeanne, qui m’a rejoint.
– Mais ça veut dire quoi, « l’émotion », c’est vague ! questionne Jeanne sans que je lui aie rien demandé.
– Toi aussi tu parles ? lui demande l’œuvre.
– Oui, moi aussi. Moi d’abord, même, dit-elle d’un air amusé alors que je lui lance un regard mitrailleur, pas complètement remis de notre dispute.
– AH C’EST MARRANT ÇA ! hurle l’œuvre sur fond de chiens enragés. Elle pourrait raconter une blague de Toto que l’effet de ces flashes serait toujours aussi surprenant.
– Et donc, l’émotion ? reprends-je.
– Bill a tendance à dire que les artistes d’aujourd’hui, ils se comportent comme des professeurs. A trop vouloir apprendre des choses à leur public, ils en oublient presque que vous, les spectateurs, vous êtes avant tout des êtres émotifs ».
« – Et donc ? Ça change quoi à sa façon de travailler ?
– Tu comprends pas ? Ça change tout ! me reprend Jeanne, qui a donc définitivement décidé de me pourrir la journée.
– Mais oui ! Elle a RAISON, LA ROUSSE LÀ ! gueule l’œuvre. Du coup, le travail de Bill, il ne consiste pas à vous bourrer le cerveau d’idées et de concepts. Ce qu’il veut, c’est vous prendre au tripes. Vous toucher droit dans le cœur avant de s’attaquer à votre cerveau. Il n’y a pas forcément un message très clair, ce sont avant des œuvres qui touchent au cœur.
– Mais… Mais c’est fantastique ! C’est comme ça que tous les artistes devraient travailler ! m’écrie-je devant tout le monde. Ce Bill Viola est un génie !
– Je te le fais pas dire ! Et c’est MON CRÉATEUR À MOI, hurle l’œuvre fièrement. Il ne faut pas comprendre BEAUCOUP PLUS en moi que CE QUE je suis.
– Une sorte de cauchemar ?
– C’est exactement ça. D’où mon titre, The sleep of reason.
– Le sommeil de la raison, ajoute Jeanne, comme si j’avais pas compris.
– Merci, réponds-je froidement.
– C’est la seule chose compliquée qu’il y ait à comprendre avec moi, mon titre.
– Pourquoi ? C’est simple pourtant non ?
– C’est une référence artistique.
– Ah. Faut toujours que vous vous compliquiez la vie – enfin, l’absence de vie, vous les œuvres, dis-je en soupirant.
– Tu connais Goya ?
– Chantal ?
– SÉRIEUSEMENT ? Cette fois-ci c’est Jeanne qui a hurlé.
– Mais non. Je déconne. Oui, Goya, le peintre espagnol. Quel rapport ?
– En 1799, il a publié une gravure. Le sommeil de la raison produit des monstres. On y voit Goya endormi sur son bureau… envahi PAR UNE ARMEE DE HIBOUX, crie-t-il au moment précis où revoici sur les murs ce hibou qui ne lâche pas la direction de l’objectif.
– Et qu’est-ce que ça signifie ? demande-je après avoir – une troisième fois – sursauté.
– Il y a un manuscrit qui accompagnait la gravure, qui disait « L’imagination sans la raison produit des monstres impossibles, unie avec elle, elle est mère des arts et à l’origine des merveilles ».
– Ce qui siginifie ?
– Que quand l’artiste laisse aller son imagination et laisse sa raison en sommeil, il peut se laisser envahir par DES DÉMONS COMME LA FOLIE. C’est ce que représentent mes images CAUCHEMARDESQUES.
– Tu dis la même chose que Goya, en fait ?
– Oui, c’est une sorte de réinterprétation de l’oeuvre. Un hommage, une réécriture. C’est quelque chose que les artistes font beaucoup.
– Mais ça pourrait être une coïncidence non ? Que deux artistes parlent du même sujet de la même façon ?
– Ca pourrait oui. Mais pas là. Le titre, et LE HIBOU, ce sont deux clins d’oeil très clairs ».
Voilà qui m’aura réconcilié — rapidement, il faut dire — avec les oeuvres d’art contemporain. Et Jeanne qui… Jeanne ? Où est-elle ? Le temps que je discute un peu avec l’oeuvre, elle a disparu de la salle. Je sors, saluant — et remerciant — l’oeuvre au passage, et je trouve Jeanne tremblante, dos à la salle.
« Qu’est-ce qu’il se passe ?
– J’ai la phobie des hiboux ! me lance-t-elle. C’est affreux, je veux sortir ! Finis l’expo si tu veux, moi je me barre.
– Mais on peut continuer, il n’y aura peut-être plus de…
– NON ! Je sors d’ici, vite vite, j’y remets plus les pieds ».
Et c’est Jeanne qui détale, cette fois-ci. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir. Son air apeuré par l’oeuvre m’a rappelé le mien, il y a dix ans, quand je me suis retrouvé face à face avec une première oeuvre, que j’ai fui. Chacun son tour.