Saison 3, épisode final.
Il me faut tirer cette affaire au clair. Le mec du Centre Pompidou n’a pas eu l’air complètement bouleversé d’apprendre qu’il n’était pas seul à pouvoir parler à des œuvres d’art. Après moult discussion, ça lui avait même l’air parfaitement naturel.
« Si elles me parlent à moi, pourquoi ne parlent-elles pas à d’autres ? » m’a-t-il dit. Raisonnement somme toute logique.
Mais voilà, il me faut savoir ce qu’il en est vraiment. Et si je n’étais pas vraiment pourvu d’un pouvoir, d’une faculté ? Et si j’étais entretenu dans cette illusion depuis le début par les œuvres d’art elles-mêmes ?
Google. C’est aussi simple que ça ! Comment n’avais-je jamais pensé à chercher sur Google si quelqu’un évoquait le fait de pouvoir discuter avec des œuvres d’art ! Dans la barre de recherche, je tape « œuvre d’art » et la moteur me propose « œuvre d’art entretien ». Soit. Pas de bol, les deux premiers résultats sont les entretiens que j’avais réussi à publier dans « Art d’aujourd’hui », avec le plug géant de Paul McCarthy.
Le troisième résultat attire mon attention : Jérôme Cavaliere, artiste, Entretien avec une œuvre d’art. Un tableau blanc, avec un cercle noir en son centre, et un trou au centre de ce cercle.
Chic, l’œuvre va être exposée au salon d’art contemporain de Montrouge la semaine prochaine. Elle doit être en cours d’accrochage. Les quelques relations que j’avais tissées dans le milieu du temps où je travaillais dans la presse spécialisée sont – pour une fois – utiles, et me permettent d’aller faire un tour sur le montage du Salon. Le tableau est là. Entre les mains d’un type qui tente de l’accrocher.
“Plus à droite… voi…làà ! Ce sera ici. Mais faites attention en m’accrochant au mur, hein, je suis percé donc fragile.
– Je le sais, nous sommes des professionnels, ne vous inquiétez pas, répond le type qui accroche le tableau.
– Mouais. Vous savez comme moi ce que pense Jérôme de tout ce décorum. De tout le monde de l’art contemporain.
– Les artistes en tête, non ?
– Certes. Allez hop, reposez-moi ! Et répondez donc à ce jeune homme. Il doit vous vouloir quelque chose, il fait le pied de guerre ici depuis deux bonnes minutes.
– Oh ! s’exclame le régisseur en posant le tableau et en se tournant vers moi. Pardon monsieur, vous cherchez quelque chose ?”
Le type s’adresse à moi mais je n’ai rien à lui répondre. Il n’y a plus grand chose qui me surprend – je parle avec des oeuvres tout de même – mais je n’ai jamais vu pareille scène. Ce tableau est en train de s’installer lui-même, il discute le plus naturellement du monde avec l’homme qui l’accroche, et l’autre lui répond, comme si de rien n’était, comme si, de tout temps, humains et oeuvres d’art avaient eu l’habitude de taper la causette.
“Eh ! Monsieur ! Vous voulez quoi ? me lance le régisseur, agacé par mon pas de réponse.
– Je venais pour… pour discuter avec lui, réponds-je en montrant du doigt le tableau. Mais je ne veux pas vous interrompre et…
– J’en ai fini avec lui de toute façon, me répond-il, ne relevant même pas mon ‘je veux discuter avec lui’. Je vous le laisse, je repasserai dans un moment le fixer au mur”. Et, se tournant vers le tableau de Jérôme Cavaliere : “Vous avez de la visite !”.
“Bonjour, me dit l’oeuvre alors que je m’avance vers elle, dans la salle libérée par le régisseur. Vous êtes ?
– Je suis… euh… un peu paumé.
– Ah ! Alors, la sortie c’est derrière vous, vous descendez les marches et là…
– Non, non, non ! C’est pas ce que je veux dire. Je suis paumé avec moi-même, et je crois que j’ai besoin de votre aide.
– De mon aide ? Mais en quoi puis-je vous aider ?
– Si je m’en réfère à votre nom, vous avez sûrement une réponse à ma question.
– Mon nom ? Entretien avec une oeuvre d’art ?
– Oui.
– Et quelle est votre question ?
– Voilà, dis-je en m’éclaircissant la voix et en répétant le petit texte que je me suis mis en tête. Depuis que je suis enfant je suis convaincu d’avoir la faculté, comme un super pouvoir, de parler avec les oeuvres d’art.
– Super pouvoir.
– Un peu. C’est ce que m’a dit la toute première oeuvre que j’ai rencontrée, et c’est aussi ce que m’a souvent répété la Fontaine de Duchamp.
– Ha ! Ha ! Donc toi aussi tu es un entretien avec une oeuvre d’art ! me dit l’oeuvre, hilare.
– En quelque sorte. Mais depuis quelques jours, je me demande si je ne me fais pas des films depuis le début. Si en fait vous, les oeuvres, vous ne sauriez pas parler avec tout le monde. Et ce que je viens de voir me conforte dans cette idée.
– Et parce que je m’intitule Entretien avec une oeuvre d’art, tu crois que j’ai la réponse à ta question ? Ha ha ha ! me lance-t-elle, sans visiblement avoir réussi à calmer son fou rire.
– Ben euh oui. Je croyais, réponds-je la tête basse, blessé par la moquerie, prêt à tourner les talons et à repartir.
– J’ai ta réponse, m’interrompt l’oeuvre, cessant de rire, d’un coup.
– C’est vrai ?
– Oui. Mais n’importe quelle oeuvre d’art l’aurait eue. Cela n’a rien à voir avec mon titre. Si je m’appelle comme ça, c’est que je suis l’une des nombreuses pistes élaborées par mon créateur, Jérôme Cavaliere, pour désacraliser l’art ?
– Désacraliser ? Comme Duchamp alors ?
– Oui, l’idée est la même, faire descendre l’art de son piédestal. Mais la méthode diffère. Marcel Duchamp l’a fait en transformant des objets qui n’ont a priori aucune dimension artistique en œuvres d’art.
– Comme Fontaine, par exemple. Un urinoir transformé en œuvre d’art.
– C’est exactement ça. Eh bien Jérôme, il fait exactement l’inverse. Il casse le côté intouchable des œuvres d’art. Il a créé un site pour reproduire chez soi des œuvres d’art contemporain, Art at home. Il s’est mis en scène aussi, en train de cambrioler des chefs-d’œuvre chez des collectionneurs, y compris en les décrochant au Fenwick. Il n’y va pas de mainmorte. Et moi, je suis un tableau d’Olivier Mosset… Tu connais ?
– Euh, non.
– Un peintre célèbre, spécialiste des toiles où la peinture est réduite à son minimum. Des anti-peintures. C’est un camarade de route de Daniel Buren, pour te donner une idée…
– Ah oui d’accord. Je vois mieux.
– Et donc, je suis un tableau de Mosset, où il prend le cercle central pour une cible de tir à l’arc. Il a demandé à un archer professionnel, Armando Cabreira, de tirer dedans.
– Mais c’est pas de l’art ça, c’est du vandalisme !
– Si, c’est de l’art. Toutes les œuvres qu’il met en scène, ce sont des reproductions. Ça pourrait être des vraies, c’est comme au théâtre, tout l’intérêt c’est d’y croire. Mais en vrai, ce n’est que de la mise en scène. Même moi, je ne suis qu’une copie du tableau d’Olivier Mosset. Et puis il y a autre chose, c’est que tout ce que fait Jérôme est exécuté avec la rigueur d’un artiste, pas d’un vandale.
– Comment ça ! Un trou dans une toile c’est un trou dans une toile non ?
– Pas quand le trou est effectué à plusieurs mètres de distance avec un arc et des flèches. C’est paradoxal, n’est-ce pas ? Avoir pour propos le fait qu’il ne faut pas traiter les oeuvres d’art comme des objets sacrés, et pourtant appliquer le plus grand soin à la mise en oeuvre de cette démonstration !
– C’est vrai, vous avez raison.
– Et non seulement ce n’est pas du vandalisme, mais en plus il y a beaucoup de dérision dans ce qu’il fait. Avec Jérôme, la critique a toujours un côté marrant. Tiens, c’est comme quand l’an dernier il a détourné des vidéos du web en les affublant de sous-titres liés à l’art contemporain. Le tout posté sur des comptes anonymes sur Dailymotion avec des titres super aguicheurs, genre “Un artiste s’en prend à une blogueuse” ou “Un hipster pète un câble en plein resto”.
– Haha, genre “Ce que vous allez voir va vous surprendre”, comme sur Facebook !
– Tu ne crois pas si bien dire ! Sa dernière expo, menée avec un autre artiste, Stéphane Déplan, elle s’intitulait “Un truc complètement fou, ça va vous plaire”.
– En fait c’est une sorte de grand blasphème pour tous ceux qui considèrent que l’art est intouchable, si j’ai bien compris…
– Voilà, c’est ça. Tu as bien compris.
– Et en quoi tout cela m’avance pour la réponse à ma question ?
– Oh ! Ca ? En rien.
– Mais, mais…
– J’avais juste envie de te parler de moi un peu. Je sentais que tu avais envie de parler.
– Mais j’ai surtout envie d’être fixé. Est-ce que j’ai, oui ou non, une capacité surnaturelle à parler avec les oeuvres d’art ?
– NON !
– Quoi ?
– Non, tu n’as aucun super pouvoir. Tu ne parles pas aux oeuvres, ce sont les oeuvres qui te parlent.
– C’est pareil !
– Non, ça n’a rien à voir. Les oeuvres d’art ont la capacité de parler à qui elles veulent. Sans forcer, on s’adresse à qui on a envie, par télépathie, à une, deux, trois, cent personnes à la fois.
– Mais pourquoi suis-je seul à vous entendre ?
– Encore faux ! Tu n’es pas seul à nous entendre ! Simplement, il s’avère que beaucoup d’oeuvres d’art t’ont parlé, à toi, et pas à d’autres. Une fois que la première oeuvre que tu as rencontrée t’a adressé la parole, elle avait ouvert une brèche, c’est devenu beaucoup plus facile pour nous toutes de te parler sans te brusquer.
– Mais… alors… on m’a…
– Et tu ne t’es jamais demandé pourquoi tu ne parlais qu’avec des oeuvres d’art contemporain ?
– Euh… si, peut-être…
– C’est tout simplement parce que les autres n’ont rien à te dire. D’autres, comme toi, croiront n’entendre que les oeuvres classiques. Et encore tu as eu du bol. J’ai connu un type qui ne parlait qu’avec des peintures rupestres, le pauvre.
– Mais pourquoi m’a-t-on toujours entretenu dans cette illusion ?
– Ah ça ! C’est Duchamp.
– Quoi Duchamp ?
– Nous n’avons pas vraiment envie que tout le monde sache que nous savons parler. Alors quand les oeuvres jettent leur dévolu sur un être humain, il faut l’entretenir dans l’illusion que c’est lui qui a un pouvoir secret, par l’inverse.
– Pfiou, ça devient compliqué…
– Et c’est là que la Fontaine de Duchamp entre en scène !
– Tu ne crois pas si bien dire”, dit une voix derrière moi.
Il fallait s’y attendre, voilà l’urinoir de Duchamp.
“Qu’est-ce qu’il te prend ? demande Fontaine au tableau de Jérôme Cavaliere.
– J’en finis avec ces conneries. Eh quoi, on devrait lui cacher la vérité toute sa vie ? Nous ne sommes pas des êtres supérieurs, je passe ma vie – et Jérôme passe sa carrière – à tenter de prouver ça. Il n’y a pas de raison qu’on le fasse persister dans l’erreur, ce jeune homme.
– Tu n’as pas le choix ! Tu es une oeuvre comme toutes les autres. Il y a des règles.
– Oh non, mon vieux, répond l’Entretien avec une oeuvre d’art, ce tableau cerclé et troué. Moi, j’ai poussé jusqu’au bout le concept que tu n’avais fait qu’effleurer. Tu avais mis des moustaches à la Joconde ? Jérôme a volé des tableaux à coups de Fenwick.
– Mais tu n’es qu’un simulacre !
– Et pas toi peut-être ? Reproduction à la noix !
– Faux tableau !
– Fontana du pauvre !
– Vieux moulage !
– Tu n’es digne ni de moi, ni de Mosset, ni même de ton Cavaliere, ni d’aucun artiste digne de ce nom, lui lance la Fontaine qui m’a tant suivie dans mes pérégrinations.
– Jeune homme, me lance l’Entretien avec une oeuvre d’art. Tu veux en finir pour de bon avec ces mensonges ? Alors prends le marteau que le régisseur a laissé, là, et fais ton affaire.
– QUOI ! Non ! s’écrie l’urinoir, qui commence à comprendre ce qui se trame.
– Ce n’est qu’une reproduction, un esprit tapageur, il faut que tu en finisses, m’ordonne le tableau de Jérôme Cavaliere. Allez, frappe !
– NON ! NOoOoOoOn !”
J’ai frappé. Et mon réveil a sonné, me faisant basculer de mon lit.
C’était quoi, ce rêve ? J’avais l’impression d’y être. Pris d’un doute, je vérifie si ce qui m’est arrivé était plausible. Que nenni : si Jérôme Cavaliere est bien exposé au Salon de Montrouge, mais pas d’Entretien avec une oeuvre d’art qui traîne. J’ai dû m’endormir après avoir lu deux trois choses sur cette oeuvre, car les pages web que j’avais découvertes sont toujours là, ouvertes sur l’écran de mon Mac.
La gueule enfarinée, je me hisse vers la position verticale, prenant garde à ne pas frotter mes genoux sur le tapis rugueux qui orne le sol de mon studio. Direction les sanitaires de l’immeuble – drame des chambres de bonne. Mon voisin étant apparemment sous la douche, je profite des quelques minutes de battement qui me sont offertes pour la pause pipi.
Impossible. Car l’urinoir n’est plus là. Il a été détruit pendant la nuit.
Les tableaux de Jerome Cavaliere sont vendus par Arnaud Deschin
« Entretien avec une œuvre d’art » , exposée plusieurs fois par La GAD, notamment à Malibu, Marseille, Paris, Shanghai, et prochainement le 29 mai de nouveau à Paris au 22 Visconti (exposition de groupe « LIFE AIN’T FAIR).
L’actualité insolite de cette œuvre est à lire ci dessus…
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