Saison 3, épisode 2
« N’oubliez pas monsieur, en cas de rechute surtout, surtout, venez nous voir. Le choc traumatique a été si fort qu’une réplique n’est pas impossible.
– C’est noté. réponds-je au médecin qui me raccompagne à la porte de son bureau, et m’aide à porter la valise qui contient les affaires des deux derniers mois passés à l’hôpital.
– Et ne retournez pas au musée pour le moment. C’est un risque pour votre santé d’une part ; et d’autre part, après ce qu’il s’est passé, essayez de vous faire oublier.
– Je comprends. Mieux vaut éviter qu’un cataclysme comme celui-ci se reproduise.
– Même si juridiquement vous êtes hors de cause, vous allez être scruté de très près. Il n’est pas impossible que le nouveau ministre de la Culture demande à vous rencontrer, cela dit », me dit le médecin pour me rassurer.
Il fait froid, mais beau, dans ce Paris de février. Dans mes poches, il y a mes clés, mais pas mon Navigo. Tant mieux, ça va me faire marcher un peu avant de rentrer chez moi ; ça fait du bien, de respirer un air qui n’ait pas l’air aseptisé. En un mois à l’hôpital, après ma sortie du coma, j’ai eu l’impression de vivre comme une souris de laboratoire, emprisonnée dans un environnement hostile et pourtant clean, tellement clean que c’en est suspect.

De l’hôpital Saint-Antoine, d’où je sors, ma valise à la main, j’entreprends de remonter vers la place de la Bastille, et bifurque sur la petite rue de la Roquette. Autour de moi, j’ai l’impression que les gens savent qui je suis, ce que j’ai fait. C’est de la paranoïa. Ne pas sombrer dans la parano. Parler à quelqu’un. Renouer le contact avec la vraie vie, avec les vraies gens. J’entre dans une librairie ; je n’ai rien à y trouver mais il faut que j’adresse la parole à quelqu’un. Ce sera la vendeuse : « Bonjour, je cherche les livres d’a… de philo, s’il vous plaît — Ils sont juste là, je peux vous aider ? — Non merci, ça ira ». Je n’ai jamais lu un bouquin de philo de ma vie, et me voilà en train d’en acheter un. C’est toujours mieux qu’un livre d’art.
Je continue à me promener dans les environs de la rue de la Roquette, où je prends au passage un pain au chocolat — ce qui me donne l’occasion de discuter du temps qu’il fait avec la boulangère. La bouche pleine et le coeur un peu plus léger, je continue mon errance dans les rues du onzième arrondissement de Paris.
« Oh toi, ça n’a pas l’air d’aller. Qu’est-ce qu’il y a ? »
Cette petite voix aigue ne me dit rien. Mais ça ne peut être qu’un enfant… ou une oeuvre.
« Pardon ?
– Tu fais grise mine. Souris un peu ! Il fait beau ! Fais comme moi, prends le soleil !
– Mais où es-tu ? Je ne te vois pas !
– Là !
– Où ?
– Ici, hé !
– Là ?
– Derrière le mur !
– Pardon ?
– Oui, derrière le mur. Je suis recouvert d’enduit, tu ne me verras pas. Je suis un Invader, l’une de ces petites créatures de pixels à l’image des personnages des jeux vidéo…

– Oh ! Un Invader !
– Et pas n’importe lequel s’il te plaît ! Le premier du genre !
– Non, non, non, NON !
– Ben quoi ?
– Fous-moi la paix ! Je ne veux plus parler à des oeuvres d’art ! A cause de vous, à cause de cette connerie qui vous permet d’entrer en communication avec moi, il y a des gens qui sont morts, des gens importants. Et moi-même j’ai failli mourir. Je sors tout juste de l’hôpital. Je me suis juré de ne plus remettre les pieds au musée. Alors ne viens pas me pourrir la vie ici. Surtout si t’es planqué derrière le mur.
– Mais tu n’as pas le choix mon gars. L’art est partout aujourd’hui ! Le street art, ça ne te parle pas ?
– Si, j’ai beau avoir eu un trauma je ne suis pas devenu con non plus.
– Nous sommes partout ! Ca ne sert à rien de fuir les musées, tu tomberas sur des oeuvres d’art à tous les coins de rues.
– Tu exagères quand même. Tous les coins de rue…
– Pas tant que ça ! Regarde, mon créateur, euh, Invader comme vous l’appelez. Rien qu’à Paris, il a posé précisément 1.134 mosaïques en plus de moi.
– Vraiment ?
– Mais oui ! Et encore, ça, c’est seulement à Paris. Notre invasion couvre 62 villes du monde. Il y a plus de 3.000 invaders partout, j’ai même des congénères sous l’eau, et un qui est parti faire un tour dans l’espace !
– Mais, plus de 3.000, ça doit être l’un des oeuvres les plus vastes du monde de l’art non ?
– Peut-être bien. Mais pas tant que ça en réalité. Ca dépend de quel point de vue on se place.
– Comment ça ? Je ne comprends pas. Vous êtes bien 3.000, oui ou non ?
– C’est vrai. Si on considère que chacun d’entre nous est une oeuvre d’art à part entière, c’est vrai. Mais si on prend l’invasion comme une performance à l’échelle mondiale, ce n’est qu’une seule et unique grande oeuvre toujours en cours de fabrication.
– Et alors, il faut l’interpréter comment ?
– A toi de voir. C’est une question de point de vue et d’échelle. Mais il y a des indices… à Montpellier par exemple, si tu prends un plan de la ville et que tu places des points là où des congénères ont été posés, ça forme un grand Space Invader vu du ciel !
– « C’est une question de point de vue »… vous êtes lourdes, les oeuvres d’art, à la fin ! On ne peut rien vous demander, on n’a jamais de réponses, que des interprétations, des pistes.
– Mais c’est normal ! On est de l’art. L’art c’est fait pour poser des questions, pas pour y répondre ! Quand tu écoutes une chanson, toi ça peut te rendre heureux, le mec à côté de toi il peut être déprimé par cette même chanson, tu vois ? Eh bien avec nous c’est pareil. Il y a des pistes pour nous interpréter, mais chacun lui donne la signification qu’il veut. Pour certains, tu sais, nous les Invaders, on est une forme de désacralisation de l’art pour l’emmener dans la rue ; pour d’autres on est surtout une forme de contestation contre le pouvoir, puisque la quasi-totalité d’entre nous n’avons en théorie pas le droit d’être accrochés comme ça sur les murs. Et puis il y a une dernière interprétation selon laquelle Invader a voulu faire sortir les créatures pixellisées du jeu vidéo.
– Et la mosaïque se prêtait très bien à la transposition des pixels… me fais-je comme réflexion à voix haute.
– Voilà ! C’est d’ailleurs mon interprétation préférée. C’est nous, les petites bêtes des jeux vidéo, qui avons fait irruption dans votre monde. Et petit à petit, on est tous là. Au début il n’y avait que des invaders comme moi, maintenant il y a aussi Pac-Man, Super Mario et même la Panthère Rose ! Et ça me plait d’autant plus qu’en envahissant l’espace comme ça, Invader est un peu comme un hacker du monde réel.

– Et toi alors, tu es le premier de tous ?
– Oui, je suis même un peu leur ancêtre aussi.
– Aussi ? Ben, c’est pas possible. Soit tu es le premier soit tu étais là avant. Comment peux-tu être leur ancêtre tout en faisant partie de « l’invasion », comme tu dis ?
– C’est très simple. Sur le registre, je suis effectivement le numéro 001.
– Le registre ?
– Tu as bientôt fini de m’interrompre sans cesse ?!
– Pardon, je suis un peu à cran. Il faut me comprendre, je ne pensais pas tomber à nouveau sur une oeuvre de sitôt et je…
– Bon, bon, BON. Ca va. DONC. Oui, il y a un registre. Nous avons tous un nom, moi je suis PA_001. Et sur le registre sont aussi notés la date de notre pose et le nombre de points pour lequel on compte, qui dépend de la difficulté à nous accrocher ! Et donc, je reprends, je suis PA_001. Mais j’ai été conçu bien avant tous les autres.

– Combien avant ?
– A peu près deux ans. Invader travaillait par ici, un jour de 1996, il m’a posé là. L’invasion, et la pose de tous mes cousins dans les rues de Paris puis du monde entier, ça n’a commencé qu’en 1998. Du coup, Invader me considère souvent comme une « sentinelle », une préfiguration de ce qui allait venir après, plus que comme le vrai numéro un de l’invasion !
– C’est pour ça que tu as été bien amoché ? demande-je en essayant de distinguer derrière l’enduit qui recouvre le mur la petite mosaïque de quelques centimètres a peine, sans succès.

– Non, ça c’est parce que nous ne sommes pas légaux, nous les invaders. Alors parfois nous sommes décrochés ou recouverts. Mais on laisse souvent des séquelles. Comme mes cousins du Louvre !
– Quoi, il y en a au Louvre ?!
– Il y en a eu oui. Invader avait fait une intervention un jour, il a posé plusieurs mosaïques dans le musée. Elles ont été décrochées, mais des morceaux sont restés en place longtemps ! Ça a donné des idées à d’autres musées, maintenant certains font des commandes à Invader pour avoir des mosaïques dans leurs murs, c’est fou !
– Mais c’est devenu fréquent avec le street art, non ?
– Ouais. C’était super subversif à la base. C’est devenu institutionnel, presque. Banksy se vend à des millions d’euros, Invader fait des interventions sur des commandes publiques et Shepard Fairey fait des affiches pour Obama. Que veux-tu, c’est la marche normale des choses !
– Business is business, comme on dit !

– Ils s’en sortent bien quand même. Ils arrivent à jouer avec la limite. Pour Invader, les commandes publiques, c’est son 1% autorisé, tout comme les institutions ont leur 1% artistique. Tiens, autre exemple, quand le Palais de Tokyo a proposé à des street artists d’investir son sous-sol, ils ont dit d’accord, à condition de pouvoir y entrer quand ils veulent par une autre porte que la porte d’entrée. Et le plus fort, Banksy, il continue à embrouiller tout le monde sur son identité.
– Ah ouais c’est vrai…. Tu sais qui c’est toi Banksy ?
– Bien sûr que je sais !
– Et alors alors, j’ai le droit de savoir ? En tant qu’interlocuteur privilégié des œuvres d’art, j’ai bien droit à ça !
– Ha, voilà que ça t’arrange bien maintenant ! Il y a cinq minutes tu ne voulais plus jamais parler à une œuvre ! me répond l’invader sur un ton moqueur de sa petite voix.
– Allez ! C’est qui ?
– Pfff… Bon. En fait, c’est…
– TA GUEULE INVADER ! hurle une voix derrière moi. Ferme. Ta. Gueule. Il faut vraiment que je sois toujours sur ton dos, c’est pas possible ça ! Je l’ai toujours dit, laisse sortir l’art dans la rue, il te pourrira le concept.
– Mais va chier avec tes concepts ! T’as rien compris au street art, on est là justement pour s’ouvrir aux gens et pour…
– ÇA SUFFIT. Maintenant tu te tais. Un peu plus et tu commettais la gaffe du siècle. Et toi, là, viens avec moi. Mon petit troquet t’avait pas plu ? »
Je me retourne. Sur le banc derrière moi, de l’autre côté, de la rue, revoilà la Fontaine de Duchamp.