Saison 2, Episode 6
Paris, Musée d’art Moderne, 6 mai 2014
« Et merci beaucoup hein, jeune homme !
– Avec plaisir ! La parution est pour quand ?
– Ce sera dans le numéro du mois prochain. Il sort toujours le jeudi ou le vendredi de la dernière semaine.
– Fort bien, je demanderai à un médiateur de me lire l’article.
– Je peux le faire envoyer au musée si vous voulez.
– Oh, ce n’est pas la peine, nous recevons la revue à la librairie. Albert ?
– Oui monsieur ?
– Nous recevons bien Art d’Aujourd’hui chaque mois ?
– Il me semble bien, oui. Voulez-vous que j’aille vérifier ?
– Non non, ne vous en faites pas. A bientôt, jeune homme ! »
Ce tableau de Robert Delaunay était décidément très cordial. Et d’une clarté ! On aurait dit un guide de lui-même.
Par contre, me voilà donc devenu simple intervieweur d’oeuvres. Mon papier sur Viola a très bien marché, j’ai été pris en contrat à Art d’Aujourd’hui, pour un décryptage mensuel d’une oeuvre. Le chef accepte sans problème de me laisser avec mes contacts — j’ai au moins réussi à préserver ça, le secret sur ma drôle de capacité. Par contre, il tient à préparer les interviews avec moi. Alors, j’arrive avec mon bloc de questions, et j’interviewe l’oeuvre comme j’interviewerais un commissaire d’expo. Quel ennui. Ca fait bien six mois que je ne me suis pas disputé avec une oeuvre d’art, ça commence à faire long.
Pour tromper l’ennui, je traîne dans les couloirs du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. J’y croise quelques tableaux d’artistes connus – ou du moins, dont le nom ne m’est pas inconnu. C’est marrant ici, on passe de l’art moderne très tradi, très Kandinsky, à des trucs contemporains barrés. Il y a une Olympe de Gouges en postes de télévision que j’essaie de saluer :
« Bonjour ! Vous êtes qui ?
– GzodldlfiaOlymppzhsyaledeGougzzzzzjdykrrrrrrrNampdiejrJunehzizosPaik« , me répond la sculpture dans un charabia aussi incompréhensible qu’un film crypté sur Canal Plus. La faute aux ondes électromagnétiques, sûrement.
Je poursuis mon chemin en suivant les flèches censées m’emmener aux espaces dédiés aux œuvres les plus actuelles. Quand tout à coup, encore une fois, c’est de la musique qui m’interpelle.
Fauve ? Pardon. FAUVE≠ ? Le groupe de slam qui n’en est pas vraiment ? En tout cas si c’est pas ça ça y ressemble, il y a une voix qui parle – vite – sur une musique faite de samples. Mais ça ne doit pas être FAUVE, ça chante (enfin, ça parle) Anglais.
« Non je te confirme, c’est pas ce que tu crois, me lance (en Français cette fois) la voix grave de ce rap que j’entends encore au loin. C’est bien un morceau de Spoken Word, mais ce n’est pas que la spécialité de FAUVE.
– Spoken quoi ?
– Spoken Word. Une sorte de slam, un poème lu en musique. L’ancêtre du hip-hop. Mais approche, tu vas voir. Par là« .
Je contourne deux trois parois, traverse une salle obscure avant de me retrouver dans une autre, encore un peu plus obscure, où se trouve la source du son qui m’appelle depuis tout à l’heure. Et c’est une video. Sur l’écran, c’est le bureau de mon Mac. Enfin, le bureau d’un Macintosh quelconque, avec un disque dur et des séquences vidéo dessus. Et puis, des fenêtres qui s’ouvrent, sans cesse. Qui se superposent, s’enchevêtrent. Parfois il y en a trois, quatre, cinq en même temps, ou même plus. J’arrive pas à tout voir en même temps. Il y a des images qu’on croirait extraites de documentaires animaliers, des grenouilles sur des téléphones portables, des terres bleues comme des oranges. Puis des livres dont les pages défilent, des tiroirs qui s’ouvrent dans une bibliothèque, des laboratoires de recherche, des pages Wikipedia.
Des données en pagaille. Et cette voix grave de rappeur anglais, qui continue d’énumérer des choses. Quoi ? Je comprends pas. C’est de l’anglais. Enfin, si, il y a un truc qui revient. « In the beginning… in the beginning »…
« Ca veut dire ‘au commencement’, me dit la voix de l’oeuvre, en parallèle, et en Français, à nouveau.
– Merci, je suis mauvais en Anglais mais il y a des limites !
– On ne sait jamais.
– Et donc, que s’est-il passé au commencement ?
– Un tas de choses, me répond l’oeuvre. Au commencement, il y eut des interactions quantiques. Au commencement, la terre était un gros oeuf noir où l’enfer et le paradis ne faisaient qu’un. Au commencement, il y eut une explosion. Au commencement… »
Je me rends compte qu’à cet instant, la voix de l’oeuvre me dit précisément ce qu’elle dit en Anglais en simultané, dans la bande sonore diffusée. Et pendant ce temps, toujours des dizaines d’images que l’on voit défiler, des gouttes dans un oeil, un cercle noir tracé sur une feuille blanche à la peinture sur une table jaune.
« Tout ça en même temps ?
– Je ne sais pas vraiment, ce n’est pas la question à vrai dire. Mais c’est parce que tout se superpose comme ça, entre ce que je dis et ce que je te montre à voir, que tu vas finir par ressentir une Grosse Fatigue.
– Une grosse fatigue ?
– Oui. C’est mon nom – enfin, mon titre. Je suis une oeuvre de Camille Henrot, une jeune artiste française. J’ai même été exposée à Venise, pendant la biennale, j’ai gagné un prix.
– Euh… Ben, félicitations.
– Merci, me répond l’oeuvre toujours sur le même ton, ce ton de spoken word, donc.
– Mais alors, il faut que tu m’expliques. De quoi est-ce que tu parles exactement ? Je n’y comprends rien.
– Je parle de la création du monde.
– Mais la Terre n’a jamais été un oeuf noir, voyons !
– Qu’en sais-tu ?
– … Rien. Tu marques un point, dis-je en tournant les talons pour aller m’installer sur le petit banc placé au centre de la salle.
– Je suis le fruit d’une longue recherche anthropologique. Camille a passé un temps fou à recenser tous les mythes de la création qui existaient. Sur le web, dans les muséums d’histoire naturelle, dans les films, ou au Smithsonian Institute de Washington, un immense complexe de recherches et de musées. Une fois qu’elle a tout collecté, elle a travaillé avec un poète anglais, et elle en a fait un poème.
– Un poème ?
– Oui, je suis un poème, pas un récit, me répond l’oeuvre, alors qu’à l’écran, la voix qui déclamait a pris une pause pour respirer — et elle respire fort, comme essoufflée. J’entremêle les mythes de la création, tous, enchevêtrés les uns avec les autres, peu importe la cohérence, la logique. C’est d’ailleurs ça aussi, la grosse fatigue, cet amas d’informations qui débarquent toutes en même temps.
– Ah, je vois, je commence à saisir.
– D’ailleurs, c’est un effet physique aussi.
– Comment ça ?
– Quand l’artiste qui a interprété ma voix a dû enregistrer ce poème, à l’origine, il y avait un texte de 25 minutes. Tu imagines ! Vingt-cinq minutes de morceaux de récits sans trame linéaire. C’était trop épuisant. Alors il a fallu raccourcir.
– Ah ouais, quand même, réponds-je, en imaginant ce que seraient vingt-cinq minutes de texte lu à grande vitesse, comme ça, sans s’arrêter, sans phrase qui finit, avec pour seul répit de courtes respirations, des virgules jamais de points, tout ça pour parler de la Terre qui était comme-ci pour les uns comme-ça pour les autres, de l’eau qui est apparue au troisième jour pour certains, qui était déjà là pour les autres, des premiers hommes, de l’apparition du savoir, de toutes ces choses-là que tant de monde s’est plu à imaginer alors que personne ne pourra précisément savoir ce qu’il y avait avant la création du monde à moins de progrès scientifiques significatifs, et je finis par me dire qu’au fait c’est comme si la voix lisait les interminables phrases de Proust, et je me dis que c’est pas si atroce que ça. C’est même plutôt plaisant.
– Et les images ? demande-je
– C’est le film d’une recherche Google.
– Quoi ?
– C’est le film de ce qui arrive quand on fait une recherche Google. Imagine que tu tapes « création du monde » dans le champ de recherche Google. Tu vois ce qui arriverait si on ouvrait chaque résultat ? C’est un peu ça.
– C’est pour ça qu’il y a de la vidéo, des pages web, des photos, plein de fenêtres ?
– Exactement. C’est un peu comme tes quinze onglets ouverts dans le navigateur web. Sauf qu’ici, Camille a enrichi le film avec des images tournées au Smithsonian Institute, dans les coulisses des labos de recherche. C’est de l’art quand même, il faut voir de belles choses. Mais l’idée de fond, c’est ça.
– Et donc là aussi, la grosse fatigue c’est celle de devoir traiter tous ces résultats ?
– Exactement. Tu vois, je ne suis pas une oeuvre si compliquée à comprendre que ça, malgré les apparences.
– C’est vrai. Et puis ça me parle, du coup.
– Haha, bien dit.
– Non mais je veux dire, sans mauvais jeu de mots, la recherche Google, l’accumulation d’informations, c’est un truc que je connais. Et je dois pas être le seul. En fait vous êtes une oeuvre très actuelle.
– Euh oui. C’est le principe de l’art contemporain ».
Mon téléphone sonne. Je ne peux pas décrocher — on est au musée quand même — mais je regarde le nom qui s’affiche à l’écran. C’est Jeanne. Je répondrai plus tard, elle n’avait qu’à pas refuser de remettre les pieds au musée depuis que nous avons croisé une oeuvre de Bill Viola. Il sonne à nouveau. Mon boss, cette-fois ci. Je ne peux toujours pas décrocher. Mais je lui envoie un message : « Tu vas être content, j’ai deux oeuvres à chroniquer ce mois-ci. Je t’ai trouvé une pépite ».
______
POUR ALLER PLUS LOIN >> Camille Henrot parle de son oeuvre Grosse Fatigue