Yves Klein, « IKB 79 »

Episode 4 : Retrouvailles

Londres, 24 avril 2006

C’est fou ça. Pourquoi est-ce qu’il faut toujours que ce soit l’école qui me traine au musée ? Avec mes parents, jusque-là, j’ai réussi à négocier. Avant d’entrer au musée Dalí, pendant les vacances en Espagne, y’a deux ans, j’ai simulé une crise de panique. Pour un gamin de quatorze ans, ça passait encore. Là, à seize ans, et qui plus est l’année de mon bac, et en voyage scolaire, je n’y couperai pas.

Ça fait six ans et des poussières que je n’ai pas eu affaire à une œuvre d’art. Il y a bien quelques reproductions qui m’ont adressé la parole, mais ce n’est pas pareil. Les reproductions n’ont pas grand-chose à dire, elles veulent juste papoter un peu. Et puis, parler avec la reproduction d’un tableau bien connu dans la salle d’attente du dentiste, c’est pas vraiment pareil que parler avec la petite fille au visage sans vie dans une vidéo d’art contemporain. J’en frissonne encore.

Et me voilà, comme un couillon, en plein voyage à Londres, devant l’un des plus grands musées du monde : la Tate Modern. J’avoue, le bâtiment a la classe. C’est une ancienne centrale électrique, qui a été vidée de toutes ses équipements industriels pour y mettre des oeuvres d’art. L’ancienne salle des turbines est devenue un immense hall d’entrée, très grand, très beau, et très vide. Très vide, surtout. Et au-dessus, il y a quatre galeries, réparties sur deux étages du musée. Les cinq autres étages ? Aucune idée.

J’ai une stratégie : ne pas m’arrêter devant les œuvres. Je me suis rendu compte de ce truc ; si je passe devant un tableau sans faire de halte, il n’engage pas la conversation et se contente de me saluer. Je vais passer les tableaux en revue, à la manière d’un colonel avec ses militaires. Pas question de freiner le pas. Je m’engage dans la galerie dédiée à l’art abstrait, à première vue la moins risquée pour moi. Il suffit de marcher à pas régulier, de répondre poliment aux “Salut” des œuvres qui se rendent compte que je peux les entendre, et voilà tout.


Sauf que…

Wow.
– Ça t’en bouche un coin, hein ?

C’est un tableau sacrément beau qui me surprend au tournant de la troisième salle. Seul sur un grand mur blanc, ce grand rectangle est bleu, tout bleu. Mais pas n’importe quel bleu. Ni bleu ciel, ni bleu turquoise, ni bleu marine. Bleu, bleu. Si je fermais les yeux et qu’on me demandait de penser à du bleu, ce serait certainement ce bleu-là. LE bleu, quoi.

L'IKB 79 d'Yves Klein, à la Tate Modern
L’IKB 79 d’Yves Klein, à la Tate Modern

Oh ! T’as perdu ta langue ou quoi ? m’interrompt le tableau dans ma rêverie.
– Pardon… C’est un sacré bleu, votre bleu.
– Eh ouais mon gars. Y’en a pas deux comme ça, je porte un bleu unique.
– Unique, vraiment ?
– Oui, presque, en tout cas. Je me présente : IKB 79, monochrome de mon état, œuvre d’Yves Klein, un français. Comme toi non ?
– C’est vrai ! Vous avez reconnu à l’accent ?
– Non, à ton air con devant une œuvre d’art.
– Eh ! Je ne suis pas venu ici pour me faire insulter. Ça fait six ans que j’évite de parler à des œuvres d’art, j’aimerais bien que ça vire pas à la baston trop vite.
– Pardon mon gars. C’est que j’ai pas l’habitude qu’on m’entende penser, je ne maitrise pas toujours ce que je dis du coup !
– Tu m’étonnes. Je sais ce que c’est, de devoir faire avec des trucs qui t’entendent penser
”, lui réponds-je.

Ce tableau est un peu brut, mais il a l’air cool, me dis-je. Avec un bleu pareil, on ne peut forcément pas avoir un mauvais fond.

“- Je confirme, me dit-il, me rappelant qu’il entend tout ce que je pense, sans exception. Je suis juste un chieur, mais je suis pas chiant. Faut pas me chercher, c’est tout.
– Un monochrome, donc ?
– Oui, et pas du petit monochrome. Yves Klein, mon peintre, est le patron dans ce domaine. Et moi, je suis un peu son chef-d’œuvre en plus.
– Mais comment est-ce qu’on peut être un chef-d’œuvre quand on n’est qu’un tableau tout bleu ?
– QUOI ?
 Me hurle-t-il
– C’est vrai quoi… Quand le type qui a peint la Joconde a peint le tableau, il a beaucoup travaillé, il y a du détail…
– De Vinci
, me reprend-il.
– Oui, voilà. Toi, ton Klein, il a juste pris du bleu et rempli une toile de couleur. Pourquoi c’est un chef-d’œuvre ?
– Je vais te poser une question, mon con. Tu vois une trace de pinceau, sur moi ? Une imperfection ? Un accroc, un trait de crayon ?
– Euh… Non. C’est vrai
, dis-je, en l’examinant de plus près.
– Pas trop près non plus, hein. Ben voilà. Essaie de me reproduire avec une telle pureté, et on en reparlera. C’est ça le monochrome, c’est la puissance de la couleur pure”.

Il n’a pas tort. Il est pas cool en fait, mais il n’a pas tort. Ce qui m’a frappé quand je me suis arrêté devant lui, c’était bien la couleur bleue. C’est juste la couleur qui m’a prise aux tripes, rien de plus. Et ça c’est fort.

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Je peux te poser une autre question ?
– Vas-y, au point où on en est… 
me répond-il avec quelque chose qui ressemble à un soupir.
– Pourquoi toi, tu es plus un chef d’œuvre que les autres monochromes, alors ?
– Ah, mais ça, c’est presque une bonne question ! T’es peut-être pas complètement perdu pour l’humanité, en fait.
– Merci, c’est cool.
– C’est mon bleu.
– Ton bleu ?
– Oui, il est unique. Personne d’autre avant Yves n’avait réussi à atteindre un bleu outremer si profond, je suis une couleur originale !

Une “couleur originale”. Ce bleu a beau être très original, j’ai du mal à saisir l’idée.

“- Comment ça, une couleur originale ? Toutes les couleurs se trouvent bien quelque part ! Mon oncle, qui fait de la peinture aussi, il a un gros bouquin plein de couleurs, tu dois bien être dedans !
– Ah mais mon petit, je te parle d’un temps où il n’y avait pas d’ordinateur capable de générer n’importe quelle couleur à partir de pixels sur un écran. Aujourd’hui, c’est vrai, si tu trouves la bonne combinaison de rouge, de bleu et de vert, tu peux me recréer sur un écran d’ordinateur. Mais à l’époque, il fallait fabriquer une couleur pour peindre avec ! Il fallait faire de la chimie. Et moi, j’ai été découvert par Yves. Il m’a donné un nom, IKB.
– IKB ?
– International Klein Blue. Le bleu Klein, en gros
”.

A cet instant, ma prof d’Anglais, madame A., s’approche. Elle a dû voir que je passais pas mal de temps devant IKB à marmonner des choses. C’est surtout que tout le reste du groupe a eu le temps de passer dans les salles suivantes. Elle s’approche de moi et me dit :

Il te plait ? C’est le bleu Klein.
– Oui madame, je le connais
, lui réponds-je. C’est un monochrome, il est même unique au monde.
– Oui, tu as raison ! Tu t’intéresses à l’histoire de l’art ? Je ne savais pas. Tu sais que tu aurais pu choisir l’option arts plastiques au bac ?
– Je sais madame, mais je suis nul en dessin.
– Oh, c’est dommage. Bon, je te laisse contempler un peu le tableau, mais ne te perds pas.
– Ok, madame !
– Et tu savais, que Klein avait même breveté son bleu, pour que ça devienne un bleu protégé ?
 me lance-t-elle au moment de tourner les talons.
– Ah non madame, je ne savais pas. Merci !

Elle sort de la salle, me laissant à nouveau seul avec IKB.

“- Connasse, lance le tableau.
– Eh ! C’est pas cool ! Elle vous aime bien, en plus elle s’y connaît !
– Que dalle. Elle y connaît rien, elle t’a raconté des conneries
, me répond-il.
– Pardon ?
– Yves n’a jamais déposé son bleu. Tout le monde croit ça, mais c’est faux. On ne peut pas déposer une couleur, les couleurs appartiennent à tout le monde.
– Mais pourquoi on parle du Bleu Klein alors ?
– C’est une appellation, simplement. Mais Yves est malin… Il a bien fait protéger quelque chose, à défaut de pouvoir breveter la couleur.
– Quoi donc ?
– La peinture.
– La peinture ?
– Oui, la pâte qu’il a créée pour obtenir ce bleu ! Elle, elle a été déposée. La recette du bleu, en fait. Et même pas la recette, d’ailleurs, c’est encore plus rusé.
– Dis-moi alors !
– Tu connais la peinture à l’eau ?
– Oui.
– Et la peinture à l’huile ?
– Oui, aussi.
– Eh bah moi je ne suis ni l’un ni l’autre. Pour fixer le pigment de couleur sur la toile, il faut ce qu’on appelle un liant, c’est lui qui emprisonne la couleur dans la toile. La plupart du temps c’est de l’eau ou de l’huile. Et moi, je suis une peinture à autre chose, une pâte originale créée par Klein. Et c’est ça qui me donne une couleur si particulière !
– Wow. C’est technique.
– Oui mon coco, l’art c’est de la technique aussi ! Maintenant tu vas me faire le plaisir d’aller dire ça à ta connasse de prof d’Anglais, histoire que je ne me sois pas fatigué à te parler comme ça pendant dix minutes pour rien. Allez, file !
– Mais, mais…


Il ne répond plus. C’est ça l’avantage d’avoir une voix mais pas de visage. S’il n’a plus envie de parler, on ne peut même pas savoir s’il dort ou s’il est mort. Mais tout de même, quel gros con ce tableau ! Il a beau être intéressant, il pourrait au moins être poli et sympathique. Mais, si j’en crois mon expérience naissante, ce n’est pas le point fort des œuvres d’art.

Eh madame ! Vous vous êtes plantée en fait !” dis-je à Madame A. en courant pour la rejoindre.

Trois minutes plus tard, après avoir clairement exposé pourquoi elle s’était trompée, je me retrouve privé des soirées au pub pour les deux prochains jours du voyage. Je n’aurais peut-être pas dû employer “Connasse” dans ma démonstration.

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