Bernard et « American Night » de Dan Hays

La nouvelle Bav[art]dages du mois de février

Note : ce texte est une fiction. Elle est inspirée de lieux et de personnages réels, mais toutes leurs actions et paroles sont le pur fruit de mon imagination. 

« Bonsoir, monsieur Bernard.
– Bonsoir Gilles. Comment ça va ?
– Fatigué, la journée a été longue. On a eu pas loin de dix groupes de scolaires ce matin. Et beaucoup de monde cet après-midi.
– Belle fréquentation ! répond Bernard en se frottant les mains. Allez-y Gilles si vous voulez, je vais finir le tour des salles et je fermerai tout.
– Ah mais je ne vous disais pas ça pour…
– Allez, vous avez bien mérité ça ! Et puis ça fait longtemps que je ne me suis pas baladé ici le soir ».

Gilles enfile la veste qui était restée sur sa chaise de surveillant, jette un oeil à son portable, lance un « ah ouais quand même, neuf heures vingt », salue Bernard et part. Derrière lui, Bernard ferme la porte. A clé.

Le vieil homme enfile les clés dans la poche droite de son costume taillé sur mesure, et sans tarder, traverse le petit hall d’entrée pour rejoindre la cage d’escalier. Il monte, toisant au passage les deux grandes tapisseries – les seules oeuvres d’art d’époque – qui le saluent pour rejoindre la réserve, cachée derrière la salle de projection vidéo. Là, il choisit une caisse de son meilleur vin, en sort une bouteille, contemple quelques instants l’étiquette en se frisant la moustache, la débouche, prend un grand verre à vin dans un meuble non loin de là, fait couler le vin à la robe rouge intense dans le verre, et ressort, satisfait, sur le palier du premier étage.

« Bonjour les amis ! s’écrie-t-il soudain.
– Bonsoir Bernard ! » répond une clameur qui s’élève de tout le château, d’un coup.

Ce chœur qui résonne dans toutes les salles de la riche demeure, ce sont les œuvres d’art exposées ici. La voix de leur propriétaire, qu’elles connaissent bien, les a tirées du demi-sommeil dans lequel elles se maintiennent la journée, quand les visiteurs arpentent les salons, les anciens appartements transformés en écrins pour pièces d’art contemporain. Tout le jour, plongées dans le mutisme, elles gardent malgré tout une écoutille et un radar ouverts pour sentir passer les humains qui les contemplent, entendre leurs remarques, leurs questions, parfois leur mauvaise foi. Et le soir, quand il n’y a plus signe de vie humaine dans les parages, elles débriefent, partagent leurs impressions.

Mais pas ce soir. Ce soir c’est fête. Bernard est là. Leur bienfaiteur, celui qui les a sorties de la torpeur des galeries et du panier de crabes qu’est le marché de l’art, ce monde où chacune essaie de tirer la couverture à soi pour trouver un acheteur.

« Tout va bien ici ? demande Bernard.
– Ca va, merci, répond l’une des œuvres qui trônent dans la première salle du premier étage, un assemblage de perles disproportionnées signé Jean-Michel Othoniel, pour lequel Bernard a toujours eu beaucoup d’affection.

– Et vous, Rotating Mirror Object III ? demande à nouveau le collectionneur, se tournant vers une autre des œuvres exposées dans la même salle.

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– Un peu la tête à l’envers, mais ça va ! répond le miroir pivotant.
– Ha ha, vous êtes bien drôle ! s’amuse Bernard.
– Il faut bien que quelqu’un s’amuse ici ! Regardez les têtes d’enterrement des autres… Heureusement qu’il y a des artistes comme Jeppe Hein, le mien, qui pensent à amuser les spectateurs
– Eh donc ! J’ai l’air triste moi ? répond l’œuvre  de Othoniel, piquée au vif.
– C’ est pas ce que j’ai voulu dire.
– C’est portant ce que vous avez dit, note Bernard.
– Alors je me suis mal exprimé ;c’est que je ne sais pas où donne de la tête, répond le miroir tonnant. Toi, tu es esthétique, au mieux poétique. Mais les gens ne s’arrêtent pas devant toi en se demandait ce qu’ils ont face à eux pou finir par s’en amuser. Alors que Jeppe, quand il crée des œuvres d’art, il s’intéresse moins au rendu final qu’à l’interaction avec le public.
– Mouais. C’est une bonne excuse pour créer de œuvres pleines de vide, réplique la sculpture d’en-face.
– Elles ne sont pas pleines de vide, elles sont discrètes, nuance !
– Nuance ténue.
– Mais nuance quand même. Tu vois, moi j’existe, j’ai une consistance, je suis ne suis qu ‘un miroir certes, mais quand je tourne sur moi-même je mets la salle en mouvement, et pour peu que je reçoive un peu de lumière je fais l’effet d’une boule disco ! Eh bien Jeppe fait aussi des œuvres dans lesquelles on ne voit rien, mais qui jouent avec les spectateurs pour transformer le lieu dans lequel ils sont, comme quand il crée un labyrinthe invisible.

– Tu entends ce que tu dis ? Un labyrinthe invisible, je rêve ! réplique l’autre.
– Essaie-le ! Tu verras, tu t’amuseras bien… »

Bernard, pendant le débat fort animé des deux œuvres, s’est installé discrètement dans un coin de la salle. Appuyé au mur, il se rappelle la première fois qu’une œuvre d’art lui avait adressé la parole. Il n’était pas enfant – contrairement à ce qu’avaient vécu beaucoup de ses comparses. Lui devait avoir vingt-cinq, vingt-six ans. Il travaillait déjà et avait commencé à s’intéresser à l’art. Mais quand il avait entendu la voix d’une oeuvre d’art
pour la première fois – un tableau de Bernard Buffet, entré quelques années plus tard dans sa collection – il n’avait pas eu peur. Il ne
s’était pas enfui. Parler avec une œuvre d’art comme avec n’importe quelle « vraie » personne avait été comme une evidence. Le prolongement d’un dialogue qu’il avait déjà engagé, un peu plus tôt, avec les œuvres d’art qu’il aimait, au fond de lui.

Depuis, il n’a jamais cessé de leur parler. C’ est même la plupart du temps comme cela qu’il choisit celles, qui vont entrer dans sa collection. Il parcourt les, galeries, les ateliers, à la recherche de celles qui attirent son attention, son œil, puis son intellect. Il engage la conversation, et si celle-ci s’avère enrichissante, le collectionneur peut se laisser convaincre. Une voix mélodieuse, un trait d’humour ou un message inattendu font marquer autant de points à l’œuvre d’art.

« C’est bien mes amis ! J’aime quand vous débattez de la sorte, lance Bernard aux deux œuvres qui ne s’arrêtent plus de deviser sur leurs conceptions divergentes de l’esthétique.
– Oh vous savez Bernard, je me passerais bien de devoir justifier mon minimalisme tous les quatre matins.
– Il faudra que je vous présente « Marine », l’une des œuvres exposées en bas. C ‘est un hommage à Donald Judd.
– À qui ?
– Heu… Bon, il faudra vraiment que je fasse les présentations une prochaine fois. Vous aurez sûrement beaucoup à vais dire.
– UNE HISTOIRE ! UNE HISTOIRE ! »

Une clameur vient d’une autre salle du château. « Allez ! Une histoire ! » lancent à la cantonade plusieurs œuvres, en même temps.

Intrigué, Bernard se relève, ajuste sa veste, vérifie la position de sa cravate et passe rapidement sa main dans les cheveux par remettre en place sa coiffure parfaite. Sa montre indique dix heures moins le quart. Il sourit. Il a encore quelques minutes à passer ici, avant que son absence chez lui ne soit remarquée.

« Ne m’en voulez pas les amis, mais je vais aller voir ce qu’il se passe là-bas. Mais continuez, continuez votre débat, il s’annonce prolifique ! » dit-il aux perles d’Othoniel et au miroir de Jeppe Hein.

Les cris viennent d’une pièce presque attenante, la plus reculée du château. En son centre, trône une œuvre de l’artiste américaine Pae White, une installation faite de petits hexagones, suspendus au plafond, couverts de papier imprimé d’un côté, et de miroirs de l’autre côté. Elle est entourée de tableaux présentant tous des styles, des tailles et des supports différents.

« Allez, raconte-nous ! lance » Better Place », l’installation au centre de la pièce. On a tous déjà raconté notre histoire, ici, depuis le début de l’expo.

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– Il ne marque plus que toi ! ajoute « Soleil millimétré », une oeuvre de Anna Hess que Bernard apprécie particulièrement, trompe-l’œil représentait un coucher de soleil dessiné sur papier millimétré, où le millimètre est partout tout aussi imprimé que le dessin derrière, l’onirisme du paysage et la rigueur scientifique du papier millimétré ne faisant plus qu’un.
– Vous savez bien, je n’aime pas trop parler de moi… » répond l’œuvre dont tout le monde attend visiblement le récit ici.

Sa voix vient de derrière la porte dans l’ouverture de laquelle se trouve encore Bernard. Le mécène fait deux pas en avant et ferme la porte pour se retrouver face à elle : « American Night », l’un des tableaux les plus mystérieux de sa collection, songe-t il.

Comment le décrire ? Il dégage une atmosphère si… étrange. Pourtant à première vue, c’est un simple virage sur une route américaine. Mais regardez-y de plus près, et vous constaterez ces couleurs délavées, tirant sur le rougeâtre. Fauvisme ? Regardez encore et vous aurez l’impression de voir une image comme pixellisée. Pointillisme ?

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Bernard connait le secret de ce tableau, il a eu de longues discussions avec lui avant d’en faire l’acquisition. Mais il aime l’entendre raconter, alors il amène son grain de sel à la discussion :

« Allez ! Faites-nous plaisir American Night ! lance-t-il, amusé. En plus vous le savez que votre histoire est passionnante, ne faites pas le modeste.
– AH ! Merci monsieur Bernard ! réagit « soleil Millimétré ». Tu vois, même monsieur Bernard veut t’entendre.
– Bon, c’est d’accord, finit par lâcher le tableau.
– Aaah ! s’exclament tous les autres. Ouais ! »

Dix heures moins dix. Bernard s’accorde le privilège de la chaise habituellement réservée aux employés qui surveillent les salles.

« Alors voilà. Mon artiste s’appelle Dan Hays. C’est un peintre anglais et il est né…
– On sait, ça ! Passe-nous les détails, s’exclame « Better Places ».
– Laissez-le raconter ! reprend Bernard.
– Oui je vous préviens, sinon ça va pas être possible, s’agace, la voix irritée, » American Night ». C’est bon, je continue ? Je continue. Donc. Dan aime deux choses dans la vie. Enfin, il doit aimer plein d’autres choses, mais moi je sais qu’ il aime deux choses : les impressionnistes, et regarder des images en webcam sur Internet.
– C’est pas incompatible, note » Soleil millimétré »– qui n’est pas, d’ailleurs, sans rappeler les paysages de soleil couchant ou levant qu’aimaient peindre les impressionnistes, Monet en tête.
– Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? demande Bernard.
– La nature faisait partie de sujets de prédilection des impressionnistes. Et puis, ils s’intéressaient de près à la photographie qui était en plein essor. Toute une partie de leur travail était dédiée à tenter de représenter la capture d’un instant précis et de le représenter avec une palette réduite, ou en tenant compte du vent, des reflets de l’eau, tout cela à la fois. Je suis sûr qu’aujourd’hui Monet aurait scruté des webcams par trouver quoi peindre. Ou bien il serait allé sur Google Street View.
– Pas faux. Tu as raison, « Soleil millimétré ». Bref. Il se trouve qu’un jour, Dan parcourait le web. Et il est tombé sur un site rempli d’images webcam capturées dans le Colorado par… Dan Hays !
– Comment ça ? Il avait fait ça sans le savoir ? s’interroge « Better Places ».
– Mais non ! C’était un homonyme. Il y avait un autre Dan Hays, un habitant du Colorado qui postait des images capturées par ses webcams autour de chez lui, dans la région des Rocheuses. Ca l’a fasciné. Alors Dan a contacté l’autre Dan, et lui a demandé l’autorisation de peindre ses photos, ses captures d’écran. L’autre lui a répondu quelque chose qui ressemblait à “Sentez-vous libre de les utiliser comme vous voulez, vous pouvez même considérer que ce sont des originaux si vous le souhaitez”. Alors il l’a fait.
– Et c’est ça que j’ai aimé chez vous ! enchaîne Bernard. Vous donnez un traitement impressionniste à un sujet impressionniste, mais qui est passé au filtre d’un outil moderne.
– Vous n’avez pas idée de la minutie que j’ai demandé à Dan, comme toutes les toiles de ma série d’ailleurs. Reproduire une capture d’écran à la peinture à l’huile, avec tous ses glitches et ses imperfections, tient de la prouesse technique.
– Ses quoi ? demande “Better Places”.
– Glitches.
– Un glitch, c’est un bug dans un jeu vidéo ou dans un logiciel, une erreur graphique, un truc qui ne s’affiche pas comme il devrait, enchaîne “Soleil millimétré”. C’est un phénomène qui fascine beaucoup d’artistes, pas mal s’en sont inspirés depuis l’apparition des écrans.
– Il a raison, reprend “American Night”. Alors pour reproduire toutes les imperfections de l’image webcam avec de la peinture à l’huile, Dan a commencé par passer ces images numériques à la moulinette informatique.
– C’est-à-dire ?
– A grands renforts de Photoshop, il a décomposé des couleurs, recréé des palettes, étudié les textures, il a tout décortiqué pour que sa reproduction pointilliste puisse être la plus fidèle possible. Parce que vous savez – enfin non d’ailleurs, vous ne savez pas, vous n’en êtes pas – la peinture à l’huile n’est pas facile à dompter. Mélanger les couleurs, ce n’est pas facile, d’autant plus que la peinture a tendance à s’assombrir quand elle sèche. Il y a eu tout un travail là-dessus quand Dan m’a peint, comme avec toutes les autres toiles de ma série.
– Colorado Impressions, l’interrompt Bernard. Le titre de la série.
– Oui.  Dan a fini par étendre sa série à tout l’Etat du Colorado. Mais nous ne nous ressemblons pas toutes, dans cette série. Il y en a qui sont de moins bonne qualité que moi.
– C’est sympa pour elles, ça, lance “Better Places”.
– Non, je parle de l’image de départ. La capture d’écran, qui sert de modèle à la peinture de Dan. Elle est parfois plus pixellisée, plus mal colorée que moi, avec une inscription pour la date et l’heure. Je veux dire, je ne suis pas la moins bien gâtée ! En plus moi, mon atmosphère toute particulière a pu me donner un titre original.
– American Night.
– Oui, la nuit américaine, comme cet effet cinématographique qui simule la nuit en plein jour. Eh bien, ma luminosité particulière, vous voyez ? Il fait jour ou nuit d’après vous ?
– Jour, dit “Better Places”.
– Nuit ! conteste “Soleil millimétré”.
– On ne peut pas savoir ! résume Bernard. D’où ce terme mystérieux ! Je… Oh. Excusez-moi, un instant”.

Bernard plonge sa main dans la poche droite de son costume et en sort un téléphone portable. Il vibre. Le négociant décroche et porte l’appareil à l’oreille.

“Allô ?
– Monsieur, ici la sécurité du château. Nous avons détecté une présence dans les salles du premier étage”.

Flûte. Les détecteurs de mouvement. Comment avait-il pu les oublier ? C’est en général son premier réflexe quand il entre dans le château le soir. Mais la présence de Gilles à une heure si tardive l’avait déstabilisé.

“Ne faites rien, dit Bernard au type de la sécurité.
– Pardon ? Mais il y a une intrusion…
– Je vous dis de ne rien faire. Et je sais ce que je dis.
– Excusez-moi mais il faut que…
– C’est moi qui suis dans le château, moi. Alors ne faites rien.
– Oh. Entendu.
– Merci.
– Mais je vous conseille de filer. La relève a lieu a dix heures. Mon collègue sonnera l’alerte à nouveau.
– C’est entendu, je file.
– Passez le bonsoir aux oeuvres d’art tout de même. De la part d’Eddie. On se connait”.

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