Bavartdage numéro 80
Paris, 15 novembre 2016
Quoi ? Où suis-je ? Il fait tout noir, je n’y vois rien, rien de rien. Mon dernier souvenir, c’était… tout à l’heure, une visite au Centre Pompidou, un tour dans les salles du musée et… encore une engueulade avec Fontaine.
Une fois de plus, l’urinoir de Duchamp m’a reproché de ne plus écrire assez, d’avoir perdu l’envie, de ne plus rien faire qui ne tombe pas sous la facilité. J’ai eu beau me défendre, répondre que si, je m’y étais remis – grâce à lui d’ailleurs, qu’oui, l’inspiration était toujours là, que certes, il me fallait aujourd’hui plus de temps pour écrire, mais qu’après tout je n’écrivais pas pour lui, j’écrivais pour moi, et puis zut, et puis black-out total.
Dans le doute, je mets donc sur le dos de Fontaine mon arrivée ici, dans le noir complet.
Mais pas dans le silence. Il y a de la musique. Violon, piano, harpe, dans l’obscurité je prends le temps de décomposer les nappes qui passent dans mes oreilles.
Tout à coup, je sursaute, une petite lumière blanche m’indique un chemin à suivre. Au bout, un rire : le vigile qui tient une lampe de poche s’amuse de m’avoir fait peur. Merci mec.
« Où suis-je ? » lui demandé-je.
Ce n’est pas lui qui me répond, mais une voix basse, presque chuchotante. La voix d’une oeuvre d’art.
« Sois le bienvenu au Centquatre, me dit la voix.
– Le Centre d’art ?
– Oui.
– Mais comment j’ai atterri ici ?
– Tu… comment ça, comment tu as atterri ici ?
– Je viens de débarquer dans cette salle, je ne sais pas de quelle façon.
– Je ne peux pas t’en dire plus. Oublie ça et approche-toi de moi, viens vers la lumière ».
Il ne fait plus si noir désormais. Je suis face à une oeuvre gigantesque – ou bien est-ce un décor de théâtre ?
Le « décor », plutôt bien planté, est le suivant. Il y a de la neige au sol, une neige blanche – ou grisâtre, la lumière ne permet pas de faire la différence – qui recouvre presque toute la surface de la salle. A gauche (à jardin, pourrait-on dire) il y a un manège. Un carousel, fermé, éclaire par une lueur blanche qui pourait être celle d’un clair de lune. Au milieu de la scène. pardon, de l’installation, il y a un arbre (sans feuilles, c’est l’hiver et ce n’est pas un sapin), et un banc, éclairé par la lumière douce d’un réverbère. Et à cour, c’est une caravane. Elle est habitée. Il y a de la lumière dedans. Mais le rideau de l’unique fenêtre est tiré. Quant à la porte, elle est légèrement entrouverte. Est-ce-que quelqu’un va sortir ? Pour raviver le feu, peut-être ? Ce feu qui a l’air si réel… Pour s’asseoir au coin du feu ? Ou à la table installée devant ?
« Il n’y aura personne, me fait l’œuvre, qui a dû lire dans mes pensées.
– Vraiment ? Ce n’est pas une fausse piste ?
– M’as-tu bien regardé ? Tu n’as pas remarqué que je ne suis pas à l’échelle humaine ? »
L’œuvre a raison, je suis bête. Personne ne peut s’installe ici. La chaise, la table, la caravane, le banc, tout est trop petit. Pas beaucoup trop petit, mais juste un peu. Juste ce qu’il faut pour détacher cette installation de la réalité et l’amener dans le rêve.
« Où sommes-nous ? dis-je à l’oeuvre.
– Je te l’ai dit déjà, nous sommes au 104.
– Ce n’est pas ce que je veux dire. Ce décor que tu plantes, où se situe-t-il ?
– Oh. Quelque part, en ville, probablement dans une zone industrielle, entre deux immeubles d’entreprises un peu anciens. Ou pas loin d’un parc un peu à l’abandon, tu sais, l’un de ces terrains plus ou moins vagues où viennent s’installer les cirques de province.
– Je vois l’idée, oui. Mais il y a quelque chose que je ne parviens pas à saisir.
– Quoi ? ».
Je tends l’oreille pour entendre la musique… Difficile, à vrai dire, de savoir quelle attitude adopter face à cette oeuvre. Les notes de violon, tantôt graves tantôt suraigües, le jeu du piano et de la harpe, jonglent parfaitement entre la beauté et la frayeur de cet étrange moment suspendu.
« Quelle oeuvre es-tu ?
– Pardon ?
– Une oeuvre joyeuse ou triste ?
– C’est à toi de voir. Joyeuse, je ne crois pas l’être, quoi qu’il en soit. Triste non plus, d’ailleurs. Je crois que les sentiments que je laisse transparaître sont plus fins que ça. Il y a d’un côté une certaine chaleur que je fais circuler, avec cette scène de feu de bois dans un paysage enneigé, qui donne envie de venir s’y réchauffer. De l’autre, je te le concède, j’ai quelque chose d’inquiétant, c’est vrai. Ce lieu abandonné, cette solitude qui m’habite, tout cela est fait pour t’inquiéter, et en même temps pour te faire réfléchir.
– Me faire réfléchir ? Tu es une oeuvre à message ?
– Oui. Contrairement à ce qu’on peut croire, les oeuvres de Hans Op De Beeck, mon artiste, ne sont pas que des oeuvres sensorielles. Il y a toujours une volonté, au-delà du paysage qu’il crée, de parler de l’absurdité de votre existence, vous les humains. Ici, moi, je pose la question de la précarité en ville, qui oblige des gens à réinventer leur façon de vivre, à partir de petites choses récupérées ça et là.
– Oui mais, on ne peut pas dire que tu n’es pas une oeuvre sensorielle.
– C’est sûr ! Ce que cherche Hans avant tout, avant même de transmettre un quelconque message, c’est de te plonger dans une lieu de tranquillité, de calme, qui invite à se poser, à contempler, et pourquoi pas à faire un travail d’introspection. Pour lui, face à une oeuvre, le visiteur doit pouvoir être calme et tranquille pour bien percevoir le travail de l’artiste ».
Tout en échangeant avec l’oeuvre d’art à son sujet, je continue de l’observer.
« Pourquoi es-tu si blanc ?
– Ce n’est pas du blanc, me répond l’installation, c’est du gris. C’est une teinte très douce, qui accentue le calme que je veux communiquer. Et en même temps, ça pourrait être la couleur du plâtre ou de la pierre, comme si tout ici avait été pétrifié. Comme le dit Hans lui-même, je tends à la fois « vers une tristesse douce et une beauté consolante ».
– C’est beau.
– Merci.
– Mais alors, ton artiste Hans a peint tous ces objets en gris ? C’est un sacré travail
– Comment ça, peint ? Il ne s’est pas contenté de peindre. Il a tout sculpté !
– Quoi, tout ? Vraiment tout ? Même les chaises, les bûches, là ? Tout ?
– Oui. Quand il m’a créé, Hans a tenu à ce que je sois sculpté de bout en bout, du plus gros élément au plus petit, du manège jusqu’à ce qui est posé sur la table. Je suis une sorte de grand trompe-l’oeil, si tu veux.
– Mais pourquoi se fatiguer à sculpter des objets qui existent déjà ?
– C’est de la bonne fatigue. Pour mon artiste, mouler un objet du quotidien pour en faire une sculpture, c’est transformer l’ordinaire en extraordinaire. C’est ce qu’il dit, en tout cas. Quand tu sculptes un objet, même si tu t’inspires d’un objet déjà existant que tu as moulé, tu as le choix de sa couleur, de ses formes, de sa texture. Tu as le choix de tout, puisque tu en fais une oeuvre d’art. C’est pour ça que Hans a un grand souci du détail ».
Au fur et à mesure, mes yeux s’habituent à l’obscurité du lieu. Plus le temps passe, plus je m’y sens bien. L’inquiétude se transforme en interrogation. Qui habite là ? Comment s’est-il, ou s’est-elle, retrouvé dans cette situation ? En fait, ces questions-là font partie de l’oeuvre, on ne peut pas passer par là sans se les poser.
« Passer par là ». Oui. C’est un endroit où on ne peut que passer. Cette petite place, manège fermé, personne ne s’y arrête. Enfin, en temps normal, quand ce n’est pas une oeuvre d’art. Moi, je m’assieds face à elle, et je contemple. Jusqu’à m’y endormir.