Bavartdage numéro 79
Paris, 12ème arrondissement, 15 novembre 2016
Comment est-ce que j’ai terminé dans un lycée du sud-est de Paris, un beau matin de novembre ? Je ne me souviens pas bien. Mais si je me fie à mes dernières péripéties, je pencherais pour une invitation par mail et une incitation fort insistante de Fontaine, qui a dû faire une nouvelle apparition, pour me forcer à continuer à écrire – franchement, il n’a plus besoin de faire le forcing, ouf, la machine s’est remise en marche. Même si je ne sais pas trop où je vais en écrivant ces discussions.
Bref, peu importe la méthode, voilà pourquoi ce mardi-là je m’en allais vers le lycee Paul Eluard, non loin de la Porte de Vincennes. Au menu, une exposition itinérante proposée par le Fonds régional d’art contemporain d’Île de France.
Sauf qu’une fois arrivé sur place, il n’y a pas tant d’exposition que ça. Dans la salle d’arts plastiques, il y a le personnel enseignant du lieu, apparemment quelques gens importants aussi, les élèves du lycée, aux murs leurs créations, mais pas d’expo du Frac en vue. Pourtant, les communiqués de presse disposés sur la table et les goodies bien en évidence m’indiquent que je suis au bon endroit.
En attendant de savoir ce que c’est que cette expo qu’on ne voit pas – encore un coup de Tino Sehgal ? – je me faufile jusqu’à un Thermos de café, accessoire indispensable de la conférence de presse matinale, et m’accoude à une grosse malle rouge à roulettes, type flycase de concert, un instant.
« Ça va, je ne t’ennuie pas ? me fait une voix.
– Quoi ?
– Tu m’as pris pour une desserte de cuisine à roulettes ? On n’est pas chez Ikea ici, enlève ce gobelet de dessus de moi ! »
Sérieusement ? « C’est toi qui me parles ? » demandé-je à la malle rouge, assez discrètement pour ne pas me faire repérer dans cet aréopage.
« Bah oui, qui veux-tu que ce soit ? Les dessins des gamins au mur ?
– Eh ! répond l’un des dessins en question. On est des œuvres d’art nous aussi !
– Mais… je pige pas. Je parle avec les œuvres d’art, si je commence à parler avec les malles je suis pas sorti de l’auberge, demain je prends le café avec mon fer à repasser, dis-je.
– Quel mépris ! Alors oui jeune homme, figure-toi que je suis bien une malle ET une oeuvre d’art. Et accessoirement, je suis l’exposition pour laquelle tu t’es déplacé ce matin.
– Oh.
– Alors un peu de respect je te prie. Tu seras gentil.
– Euh bah pardon.
– J’aime mieux ça.
– Mais il va falloir m’expliquer tout ça.
– Tout ça quoi ?
– Comment tu peux être tout ça à la fois.
– Ah. C’est simple en fait. Je suis une malle, ça j’ai besoin de te l’expliquer ?
– Pas vraiment. C’est plus le reste qu’il me manque.
– Je m’en doutais bien. Alors oui, je suis aussi une oeuvre d’art. J’ai été conçue par un artiste designer, Olivier Vadrot. Olivier s’est fait connaître en créant des espaces conçus pour des expositions de façon innovante, comme une sorte de mini-salle de concert reliée à une multitude de casques, pour faire écouter de la musique live dans un espace public. Et donc, Il s’est associé à un malletier pour créer la pièce unique que je suis.
– Un malletier ?
– Oui, un artisan spécialisé dans la fabrication de malles sur mesure. Il n’y en a pas beaucoup en France, et Olivier a fait appel à l’un des meilleurs.
– Et en quoi es-tu une pièce unique ?
– Ca, c’est le secret que je renferme à l’intérieur. Olivier m’a conçu pour répondre à une demande particulière du FRAC Île-de-France…
– Attends tu veux dire que c’est toi qui…
– Oui, c’est moi qui contiens toute l’exposition, Flash Collection.
– Mais tu es toute petite !
– Pour les œuvres de petite taille que je protège, c’est largement suffisant. D’autant plus qu’Olivier a dû prendre en compte toutes les conditions de conservation des œuvres pour trouver comment tout caser en moi.
– Alors attends, j’essaie de résumer. Tu es une oeuvre d’art créée par un designer…
– Jusque-là on est d’accord.
– Dans le but de contenir et de transporter d’autres œuvres d’art.
– C’est ça ! Mais tu sais, je m’inspire du passé… Marcel Duchamp déjà en son temps, dans les années 30, avait imaginé une boîte pour renfermer ses oeuvres, la X.
– Belle mise en abyme !
– Et attends, ce n’est pas tout !
– Quoi encore ?
– Je défends une noble cause.
– Qui est ?
– L’accès de l’art à tous. Avec mes petites dimensions, je suis si facile à balader que je vais faire le tour des lycées de la région pour aller voir des jeunes un peu partout. Et l’accès à la culture…
– C’est une arme de construction massive », dit la présidente du FRAC, qui a commencé son discours de présentation.
Je laisse un instant la caisse de Flash Collection le temps d’écouter ce que disent les officiels d’une oreille distraite. Quand tout à coup, un homme que j’identifie comme l’artiste, Olivier Vadrot, attrape la malle.
« Tu vas voir, ils vont me défaire ! » me fait-elle.
Et ça ne loupe pas : le designer défait les attaches qui retiennent le couvercle, commence à sortir méthodiquement des plaques de mousse protectrices, puis une clé USB et un pico-projecteur.
« Ça, c’est pour les vidéos ! me précise la malle.
– Quoi ? Tu donnes aussi dans l’art vidéo ?
– Bien sûr ! C’est tellement facile à transporter. Et comme je n’emmène avec moi que des petits formats, c’est idéal.
– Et tu as quoi d’autre dans toi ?
– Plein de choses, attends un peu ! »
Alors que le projecteur a lancé l’une des vidéos de l’exposition (une sorte de mini-pièce de théâtre avec des objets, une vidéo de l’artiste Stuart Sherman m’explique la malle), Olivier Vadrot continue à déballer des éléments, un par un, qu’il dispose sur une table non loin.
Encastrés dans des supports tournants, et visiblement faciles à manipuler, je vois passer une photo dédicacée de Natalie Portman. « C’est une oeuvre de Richard Prince, un artiste appropriationniste, qui reprenait et signait le travail des autres », m’explique Flash Collection, poursuivant : « On sait que la photo n’est pas de lui… la question, c’est l’autographe de Natalie, est-il aussi peu authentique que la photo, ou est-il vrai ? On n’en sait rien, et ça qui fait tout son charme. À l’œuvre hein, pas à Natalie ».
Il y a aussi une carte postale qui montre une installation en néons de Dan Flavin, sur laquelle est scotché un petit bec verseur de boîte de sucre. « Ca lui donne une allure de petit monstre, Richard Fauguet adore jouer avec ces becs verseurs ou avec les cheminées à tête de Dark Vador pour transformer des objets de la vie quotidienne en personnages à part entière », poursuit la malle, qui semble prendre très au sérieux son rôle de guide privé.
Et puis une horloge dont seule la trotteuse subsiste, petite et grande aiguille ayant disparu, « l’objet est vidé de sa fonction, indiquer l’heure précise, il mesure le temps qui passe en comptant la plus petite unité, la seconde, mais en même temps il rend le passage du temps illisible, c’est un comble ! » me dit-elle pour m’expliquer cette petite sculpture de Véronique Joumard.
« Très sympathiques ces œuvres, finis-je par lâcher à la malle, convaincu par ce que je viens de voir.
– N’est-ce pas ? Les équipes du FRAC ont savamment choisi les œuvres pour qu’elles soient accessibles et plutôt ludiques, en plus d’avoir des dimensions adaptées à moi !
– En effet, bravo ! Ca me donnerait presque envie de t’embarquer, tiens.
– TU ES FOU ? Tu n’y penses pas ! D’abord, ce serait du vol pur et simple. Ensuite, que diraient tous ces jeunes que je dois aller voir ? Tu les priverais vraiment de ce contact avec l’art contemporain ? Tu ferais ça, toi qui as pourtant l’air sensible à ces questions-là ?
– Mais non enfin. Je blague.
– Oh pardon. Je suis un peu à cran sur les questions de sécurité. Tu as vu comme j’ai été bien équipée pour que rien ne souffre !
– C’est vrai, réponds-je en repensant aux épaisses plaques de mousse qui isolent chaque pièce des autres.
– Et tu remarqueras que… ATTENTION MES FREINS ! »
Je ne sais pas comment, mais les freins de la malle ont été coupés. Et moi, presque attablé à elle, je perds l’équilibre, m’étalant sur tout le sol, sous les rires des officiels et des lycéens présents ici – après tout, ce n’est qu’une soixantaine de personnes et j’aurai juste raté mon objectif de me faire le plus discret possible.
Honteux, je me fais la malle et un mauvais jeu de mots, je quitte la salle, l’étage, le lycée (et j’aurais bien quitté Paris pour me faire le plus petit possible). Sitôt la grille de l’établissement franchie, mon téléphone vibre. Un SMS… de Fontaine – bon sang, que les œuvres parlent passe encore, je m’y suis habitué, mais qu’elles soient capables d’envoyer des textos, pire encore, des iMesssages, la bulle est bleue, je ne m’y ferai pas.