Loris Gréaud, « Sculpt »

Bavartdage numéro 77

[Note : Une partie des éléments de ce Bav[art]dages sont issus d’un article sur l’oeuvre de Loris Gréaud, qui sera diffusée bientôt sur franceinter.fr)

Paris, 4 novembre 2016, 18h30

Eh bien, je ne suis pas mécontent que cette semaine de travail soit terminée. Le week-end arrive, je vais avoir le temps de coucher sur le papier les impressions qui découlent de la discussion avec un Maurizio Cattelan miniature, à la Monnaie de Paris.

Cela fait plus d’une semaine que je l’ai rencontré, que nous avons discuté, et ma copie n’est toujours pas rendue. Il est loin le temps où le schéma expo-écriture-publication était de rigueur. Je n’arrive pas à savoir si c’est bon signe, signe que je ne publie plus sans réfléchir, que je me donne le temps d’ingurgiter et de digérer les œuvres avec lesquelles je taille le bout de gras avant de cuisiner un texte ; ou si au contraire ce sont les prémices de la fin. J’ai bien cru, à la fin de mes vacances, que c’en était fini. Et puis les œuvres de Sehgal d’abord, de Cattelan ensuite, m’ont prouvé le contraire.

Alors ce week-end, c’est atelier écriture !

Je cogite à tout ça en rentrant chez moi. Le bus 72, la rue, la grille, la boîte aux lettres, la porte, l’ascenseur, CHEZ MOI. Enfin.

Il y a une lettre pas comme les autres dans le tas. Entre mon bulletin de salaire (chouette !) et ma quittance de loyer (moins chouette), s’est glissée une enveloppe noire. Toute noire. Et « Invitation », dessus.

Le visuel me rappelle dans un premier temps celui d’une expo qui m’avait terrifié au CAPC de Bordeaux sur les sociétés secrètes. Mais ça ne peut pas être ça, c’est trop loin, dans le temps ET l’espace. Ouvrons et on verra bien.

C’est une place pour une avant-première. Le film « Sculpt », de Loris Gréaud. Ah, oui. L’artiste français qui a fait saccager sa propre expo, l’an dernier à Dallas. La projection aura lieu… LUNDI À 1H DU MATIN ?! Dans un lieu tenu secret en plus. Même pas en rêve.

Mon téléphone sonne. Le fixe. Ca n’arrive jamais. Les parents ?

« Allô ?
– Vas-y.
– Quoi ?
– Le film. Vas-y.
– Comment savez-vous ?
– Peu importe. T’as intérêt à aller au point de rendez-vous, sinon…
– Fontaine ?
– …
– C’est toi Fontaine ?
– Je vois pas de quoi tu veux parler.
– J’ai reconnu ta voix. Ta voix agaçante je la reconnaitrais entre mille Fontaine, c’est bon.
– Bon ok je capitule. Ouais c’est moi. C’est pour ton bien que je t’ai déniché cette invitation. Tu veux continuer à écrire ? Voilà de quoi ! Alors fais-moi plaisir et vas-y bon sang ! »

Paris, 7 novembre 2016, 25h

Oui, 25h. C’est l’heure de la séance, selon le panneau à l’entrée du cinéma.

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J’ai suivi le conseil de Fontaine. Me voilà au fameux lieu de rendez-vous secret, qui m’a été communiqué dans l’après-midi – ce sera le MK2 Bibliothèque, dans l’est de Paris. Nous sommes une soixantaine à attendre, dans le froid glacial de ce début novembre dont la météo nous ferait volontiers croire à un début janvier. Il y a de tout, des jeunes, des moins jeunes, des galeristes, des artistes, des quidams.

Une porte s’ouvre, mais pas la grande porte du cinéma. C’est la petite porte dérobée par laquelle les spectateurs sortent des séances, en général. Mais cette fois, c’est pour nous faire entrer – à cette heure-ci, il n’y a plus personne à faire sortir. Alors nous entrons, tous en file indienne, sans vraiment savoir à quoi nous attendre.

« Bonjour, me sussure une voix sitôt que j’entre dans la salle de projection.
– Bonjour… Qui es-tu ? demandé-je à cette voix qui semble envahir tout l’espace de la salle, mais dont je sais très bien qu’elle ne résonne que dans ma tête.
– Je suis Sculpt.
– Le film ?
– Le projet.
– Le projet ?
– Oui, le projet, répond cette voix étrange et distordue. Le projet de Loris Gréaud. Je suis certes un film, mais pas que. Installe-toi », m’ordonne-t-il.

Alors j’obéis, m’installant au bout d’une rangée, sur l’un des fauteuils à deux places si agréables du MK2 Bibliothèque. Ce sera au moins ça ! Face à moi, le grand écran habituellement gris-blanc avant le film est rouge écarlate. En bande-son, des chants simili-tribaux qu’on croirait chantés par des voix d’enfants (ou de petits démons, c’est comme on veut). Et plus bas, au niveau de l’estrade devant l’écran, une drôle de scène que je n’avais pas encore remarquée. Trois individus, un homme (nu, portant un masque), une femme (une) et un lapin. Enfin, une personne dans un costume de lapin en pilou. Impossible de savoir si la personne en question est un homme ou une femme, le morceau de visage qui dépasse du costume étant trop maquillé pour qu’on puisse le distinguer.

Et si c’était l’artiste, Loris Gréaud lui-même, qui se cachait sous cet accoutrement ? Ce serait une belle idée pour passer la séance incognito, me dis-je.

« Tu peux me dire ce qui m’attend, ce que tu vas me montrer ? demandé-je au projet.
– Non.
– Mais pourquoi ?
– C’est un secret. Tout en moi est secret, de mon invitation à mon lieu, en passant par mon contenu exact.
– Mais pourquoi ?
– Je vais devenir une légende urbaine.
– Une légende urbaine ? Comme les histoires du crocodile dans les égouts ou de la dame blanche ?
– Précisément. Une histoire dont il y a tellement peu de témoins et de versions différentes qu’il devient impossible de savoir précisément si elle a vraiment existe.
– Je vois…
– Et du coup pour ça, il faut que je disparaisse plus ou moins.
– Pourquoi, plus ou moins ?
– Je vais t’expliquer. Mais nous avons peu de temps avant que le film commence, me fait la voix.
– Je t’écoute.
– Moi, jusqu’à présent je n’ai été activé que dans un contexte. Le LACMA, le musée d’art contemporain de Los Angeles, à commandé à Loris Gréaud, mon artiste, une exposition. Et lui a fait cette proposition alternative : un film.
– Toi, Sculpt.
– Si tu veux. Sauf que je ne suis pas un film comme tous les autres.
– J’en ai bien l’impression oui…
– Cesse de m’interrompre ! Notre temps est compté ici, on n’est pas censés être là. Tu as bien compris que dans « séance clandestine » il y a « clandestine »?
– Ok ok, je ne dis plus rien !
– Loris a demandé un dispositif d’exposition bien particulier : un spectateur par projection. J’étais bien projeté dans une vraie salle de cinéma, mais tous les fauteuils ont été énlevés… Sauf un, donc. Et pour couronner le tout, l’unique master de mes bandes a été stocké dans un lieu bien gardé, tous les autres ont été détruits.
– Où ça ? Dans une banque ?
– Du tout. Un temple vaudou. Celui de la grande prêtresse vaudou Miriam Chamani, à la Nouvelle Orléans.
– Pourquoi là bas ?
– Tu vas comprendre en me regardant… La prêtresse joue dedans. Et puis il y a une autre raison : quand Loris s’est rendu dans ce temple, il s’est rendu compte que celui-ci avait beau être toujours grand ouvert au public, personne n’y volait jamais rien. C’était le lieu idéal pour stocker mon master !
– Et ce qu’on va voir ce soir alors ?
– Une copie, qui sera détruite ensuite.
– Ca veut dire que tu es une oeuvre éphémère ? Comme une performance ?
– Pas vraiment. Je ne vais pas disparaître pour de bon.
– Tout de même… Si ton unique master existe dans un temple vaudou au fin fond de la Nouvelle Orléans…
– D’une part, qu’est-ce que ça change ? Tu n’as jamais vu le Saint-Suaire, il est bien précieusement gardé, ca n’empêche pas de savoir qu’il est là. Et d’autre part, si mon existence première prendra bien fin une fois que cette série de projections clandestines seront terminées, je continuerai à exister sous forme fragmentaire. Loris a décidé de confier des parcelles du film à des hachées pour qu’ils les parsèment sur le dark net.
– Histoire de continuer sur la diffusion clandestine… »

À l’instant précis où l’oeuvre finit son explication, un homme s’approche du rang juste devant moi. Discrètement, il remet un boîtier en plastique à la jaquette photocopiée. Je reconnais l’affiche du film.

« Et ça, demandé-je à Sculpt. C’est un DVD pirate ? Ça fait partie du projet ?
– ATTENTION, ÇA COMMENCE ! hurle l’oeuvre dans ma tête ».

Et aussitôt, les lumières de la salle s’éteignent. Seule subsiste la lueur rouge cramoisi qui vient de l’écran. Et d’un coup, sans générique, sans annonce, ça commence. A l’écran, tout se succède, sans réel fil conducteur. Des images abstraites, Willem Dafoe (mais si, le Bouffon Vert de Spiderman) dans un trip bondage étrange, Charlotte Rampling dans un costume de lapin en pilou qui raconte des choses pour faire rire un public nombreux, Michael Lonsdale en conteur d’histoires en français dans le texte…

« Et ce rouge, pourquoi ce rouge ? dis-je à l’oeuvre.
– C’est la teinte exacte de la lune de sang qui a eu lieu l’an dernier dans le ciel. Loris m’a entièrement étalonné à partir de sa couleur ».

En fait, je ne comprends rien à ce qui se trame sous mes yeux.

« Eh, de quoi ça parle ? demandé-je à l’oeuvre.
– Tu ne vois pas ? C’est un film de science-fiction, enfin, à peine de science-fiction, où il est question d’un marché noir autour de la collection de moments, d’obsessions.
– Ah euh… d’accord. Je n’avais pas tellement saisi.
– C’est peut-être parce que tu ne me vois pas dans ma version narrative.
– Pardon ?
– J’existe sous la forme de six montages différents, dans lesquels parfois certains acteurs sont absents. Certaines versions sont soit plus narratives, soit plus polyphoniques, comme des sortes de ruminations. C’est le cas de ce que tu es en train de voir, là. Même si l’histoire reste la même.
– Oh… Mais pourquoi ?
– Je t’ai parlé de diffusion clandestine, de fragments. Eh bien, je suis déjà sous une forme de diffusion clandestine. Ma projection « officielle » au musée de Los Angeles a pris fin. Alors maintenant, je me dissémine sous forme de fragments. Ce que tu vois là, ce n’est qu’un fragment de ma totalité.
– Wow. Pointu.
– Certes. Mais au moins cela me permet de devenir une obsession à part entière, une de ces expériences à collectionner dont parle le film.
– Tu veux dire, comme si tu parlais de toi-même ? Comme si tu étais un personnage de toi-même ?
– C’est ça. Je suis un personnage de ce film, ce film que je suis ».

Pensif, je continue à regarder le film sans trop saisir ce qu’il s’y passe – en même temps, peut-on le décrire ? Là, il y a un type masqué, qui vient de faire irruption, j’ai sursauté, je crois que c’est Randy, le chanteur du groupe The Residents, qui signe la B.O. du film.

Une lumière me fait sursauter, elle vient d’une lampe de poche : à côté de moi, la personne habillée en costume de lapin – en tous points semblable à celui porté par Charlotte Rampling dans le film – me tend l’un des paquets en papier journal. Je lui chuchote un « merci » un peu inquiet, et il/elle continue son chemin.

« Est-ce que tu connais le ruban de Möbius ? me demande d’un coup l’oeuvre, susurrant à nouveau à mon oreille.
– Le dessinateur ?
– Non, rien à voir. Le ruban de Möbius, c’est ce ruban qui a l’air d’avoir deux faces, comme n’importe quel ruban, mais qui n’en a qu’une, si tu la suis avec le doigt.
– Ah oui, je vois !
– Eh bien je suis cela. Avec moi, la réalité et la fiction sont sur la même face du ruban, même si on a l’impression que ce sont deux choses distinctes.
– Oh… Ah mais c’est ça alors !
– Quoi ?
– C’est pour ça qu’il y a ce lapin ici ? Et ces deux types là-bas en bas ? Ce sont des personnages du film qui font irruption dans la réalité ?
– Exactement. A moins que ce soit toi qui sois entré dans le film…
– Hein ? Mais je m’en serais rendu compte…
– Tu crois vraiment ? Regarde autour de toi, ces caméras à la lueur rouge… Tu crois que tu ne pourrais pas te retrouver à l’écran ?
– Heu… C’est pas franchement impossible, maintenant que tu le dis…
– Ca n’arrivera pas, je te le dis. Mais ça pourrait ».

Tout à coup, alors que rien n’annonçait la fin du film, ni séquence finale ni générique, les lumières se rallument d’un coup, d’un seul.

« Qu’est-ce qu’il se passe ?
– Nous avons été repérés ! Je plie bagage et toi, file ! me fait l’oeuvre.
– Sortez, allez allez vite ! fait la dame qui nous avait accueillis dans la salle.
– Please exit the building, please exit the building, fait l’alarme.
– Ca fait partie du dispositif ? » demandé-je à l’oeuvre.

Pas de réponse. Le lapin et les deux comédiens nus ont disparu. Je ne saurai jamais ce qu’il en était vraiment.

Mais l’oeuvre avait raison : depuis que je l’ai croisée, j’y repense fréquemment. De quoi s’agissait-il vraiment ? Pourrai-je un jour voir la fameuse version narrative ? Recroiserai-je un jour ce film ? Elle est devenue une obsession.

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