Shoeib Kashani, « Cretin Molotov »

Bav[art]dage numéro 73

Pärnu, Estonie, 11 septembre 2016

Chère Femme aux yeux bleus,

Je vous avais promis de vous écrire depuis mon lieu de villégiature, je tiens ma promesse ! Comme vous vous en doutez, j’ai profité de mes vacances pour aller rendre visite à de nombreux tableaux, des oeuvres d’art dans des pays loin d’ici. J’ai fait de nombreuses rencontres, dont certaines furent passionnantes – même si, rassurez-vous, je n’ai rencontré aucune oeuvre qui atteigne votre grâce.

Si je vous écris particulièrement aujourd’hui, depuis la ville balnéaire de Pärnu où je sors d’un soin thermal, c’est pour vous conter une rencontre tout particulièrement intéressante… et surprenante !

Imaginez un bloc de béton gris, traversé par quelques rangées de fenêtres, formant un angle droit, sans fioriture aucune, et dont le gris a tendance à se ternir encore plus. Voilà le musée d’art contemporain de Pärnu. Un ancien QG du parti communiste soviétique devenu musée depuis quelques années, mais dont l’allure extérieure n’a pas changé. Autant dire que je n’y allais pas convaincu, c’est le moins que je puisse dire !

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Et pourtant, dès mon entrée dans la première salle du musée, je suis tombé face à face avec un bouclier de CRS et une chanson rock.

En réalité, il n’y avait pas qu’un bouclier. Il y en avait une bonne douzaine, accrochés sur tous les murs de la pièce. Et la chanson rock venait d’une vidéo sur laquelle on voyait des images de manifestations qui avaient l’air de dégénérer. Je suis sûr que cela vous aurait aussi intéressé, vous qui avez été créée par un mélange d’influences.

Parmi tous les boucliers exposés là, l’un d’entre eux, un seul, n’était pas accroché à un mur. Il était suspendu au plafond par un fil. Je m’approchai de lui et c’est lui qui engagea la discussion.

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« Bienvenue dans notre monde, me dit-il.
– Votre monde ? répétai-je.
– Oui, dans le monde de Shoeib Kashani.
– Votre artiste ?
– Exactement.
– Et que se passe-t-il, dans ce monde-là ? demandai-je, amusé par une telle entrée en matière.
– Dans ce monde-là, me répondit l’oeuvre avec un aplomb désarçonnant, nous ne sommes pas des boucliers de police. D’ailleurs, même dans ton monde nous ne sommes pas des boucliers de police ».

Je suis resté coi.

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« Attends attends. Je n’ai pas tout compris.
– Ha, ha. Il faut dire que je n’ai pas été très clair, n’est-ce pas ?
– C’est le cas de beaucoup d’oeuvres d’art au premier abord, je suis habitué.
– Monsieur est un chevronné ?
– Un amateur.
– Enchanté. Nous formons un ensemble nommé « Cretin Molotov », et notre artiste, Shoeib, est iranien.
– Enchanté aussi, répondis-je. Alors donc, qu’êtes-vous exactement ? Des boucliers de police, je ne me trompe pas ?
– Pas exactement. Nous n’avons jamais vu la moindre manifestation. Shoeib s’est inspiré de vrais modèles, mais à vrai dire, ne sommes pas de vrais boucliers. Il nous a créés de toutes pièces. Mais ce qui compte le plus chez nous, ce n’est pas ça.
– C’est quoi alors ?
– Les peintures que nous portons ».

J’y avais à peine fait attention, le support de ces oeuvres ayant attiré tout mon intérêt. « Shoeib Kashani est peintre avant tout, ces boucliers sont comme ses toiles dans le projet que nous formons », me précisa l’oeuvre. Chaque bouclier était orné d’une peinture aux airs surréalistes qui représentait là un visage féminin incrusté dans une main de feu, là un rhinocéros ailé surplombant des policiers, là encore un corps de femme surmonté d’une tête d’oiseau étrange, là enfin une représentation de Jésus. Pas franchement rassurant, en fait.

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« Qu’est-ce que c’est que tous ces dessins ?
– Tout de même, il était temps que tu t’y intéresses. Ces inquiétantes représentations, ce sont celles des puissants, des politiques, des riches, des avides qui font bâtir des murs infranchissables entre le peuple et eux.
– Et laisse-moi deviner, ce mur, il est représenté par les boucliers.
– Oui ! Tu vois, tu comprends tout de suite mieux quand tu t’intéresses à nous de plus près, me dit le bouclier suspendu, d’une voix plus douce que jusqu’alors. Ce mur, il peut être physique, mais il est surtout virtuel. Ce sont les murs de l’oppression, de l’insanité, qu’ils bâtissent pour nous enfermer à l’intérieur, de plus en plus serrés.
– Je vois… Ce sont les barrières que posent ceux qui ont du pouvoir pour que justement on ne touche pas à leur pouvoir.
– Voilà.
– Et pourquoi des boucliers, plutôt que des murs ?
– Parce que les boucliers sont l’une des matérialisations de ces murs invisibles. Dans les manifestations, quand des peuples veulent se soulever pour que leurs droits soient respectés ou conservés, comme ce fut le cas en Iran en 2009, comme celles que montre cette vidéo, les boucliers de police sont là pour empêcher les gens de prendre le pouvoir à ceux qui l’ont. Tu vois ?
– Je vois, dis-je en jetant un oeil encore une fois à la vidéo de manifestations qui tournait en boucle avec sa chanson rock.
– Ce que fait Shoeib, c’est imaginer que ces boucliers ne soient pas des boucliers mais des fenêtres.
– Des fenêtres ?
– Oui, des ouvertures magiques qui permettraient de voir, à travers, le vrai visage de ceux qui sont derrière.
– Les policiers ?
– Non ! Ceux qui sont vraiment derrière, ceux qui tirent les ficelles ».

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Je suis resté là à contempler quelques minutes encore chaque bouclier, chacun plus dérangeant que le précédent – la palme revenant peut-être à cet homme accoutré d’un masque à gaz, ou à son voisin au regard malsain.

Je ne sais pas pourquoi j’ai eu envie de vous raconter cela, à vous particulièrement. Mais cette oeuvre m’a donné à réfléchir, comme vous elle m’a laissé songeur pendant un long moment – quoique les songes eurent été d’un tout autre genre.

Je vous envoie toutes mes amitiés.

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