Peint en 1918, au moment où Duchamp réalise son urinoir (Fontaine) et Braque ses guitares cubistes, le tableau La femme aux yeux bleus d’Amedeo Modigliani a des airs plus sages, plus classiques. Pourtant ce portrait mélancolique n’en est pas moins empreint d’une grande modernité.
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LAETITIA – C’est l’heure de Bavartdages avec vous, Julien Baldacchino… Comme chaque semaine vous recevez en interview une oeuvre d’art… pour une interview confession… et ce dimanche votre invité…
JULIEN – C’est l’un des plus célèbres tableaux du peintre italien Amedeo Modigliani, l’une des vedettes de l’actualité culturelle de 2016 après le succès de son exposition à Lille. Ce tableau-là il est exposé au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris… la Femme aux Yeux Bleus peinte en 1918… Qui nous fait le plaisir d’être parmi nous… Bonjour !
MODI – Bonjour, merci de m’accueillir.
JULIEN – 1918… C’est l’année où vous avez été peinte, c’est aussi la période où Marcel Duchamp réalise son fameux Urinoir
LAETITIA – Fontaine…
JULIEN – Oui, Fontaine. Au même moment, Georges Braque peint ses guitares cubistes. On est en pleine explosion des avant-gardes… A côté de ça vous, vous avez l’air très… Très classique ?
MODI – C’est vrai. Mais c’est parce que les inspirations d’Amedeo étaient assez éloignées de l’avant-garde. Vous savez, il est né en Toscane, et il a fait sa formation d’artiste à Florence. Une formation plutôt classique. Amedeo admirait la beauté des toiles des maîtres florentins du XVe siècle. D’ailleurs, si vous me regardez bien… Regardez-moi bien !
JULIEN – Oui oui, voilà.
MODI – Vous voyez, ma main qui retient mon manteau fermé ? Cette pudeur, je l’ai héritée de Botticelli et de sa Naissance de Vénus, Vénus qui cache son intimité derrière ses mains.
LAETITIA – Modigliani a fait référence a ce tableau en vous peignant ?
MODI – Oui. C’est la même chose pour mon long cou. Vous pourriez croire à une déformation moderne, presque surréaliste, de mon portrait, n’est-ce pas. Pourtant Amedeo s’est inspiré d’une Madone au Long cou du XVIe siècle qu’il avait vue à Florence, elle aussi.
LAETITIA – Donc vous êtes profondément inspirée de la peinture classique…
JULIEN – Mais quand Modigliani vous peint, il n’est pas du tout à Florence, il est à Paris… Et à Paris à l’époque, sur le plan culturel, ça bouillonne…
MODI – L’un n’empêche pas l’autre… Modigliani était un membre influent de l’école de Paris, il fréquentait Soutine, Chagall, et surtout Brancusi, le sculpteur. Ils étaient très proches, puisqu’au départ Amedeo s’était lancé dans la sculpture.
JULIEN – C’est sa santé défaillante qui l’a contraint à se réorienter vers la peinture, il ne pouvait plus s’exposer aux poussières…
MODI – Exactement. Cela se voit, d’ailleurs.
JULIEN – Quoi donc ?
MODI – Que j’aurais très bien pu être une sculpture. Regardez-moi bien. Encore mieux que tout à l’heure. Mon corps… ce n’est qu’une grande forme noire d’où sortent un bras et un long cou. Je pourrais avoir été taillé dans un seul bloc de pierre. Quand il me peint, Amedeo s’inspire aussi de son expérience de sculpteur.
JULIEN – … En plus de s’inspirer de la Renaissance, donc.
MODI – Bien sûr ! Il a mélangé les influences. Et ce n’est pas tout. Amedeo aimait par-dessus tout se rendre au musée d’Ethnographie du Trocadéro
LAETITIA – L’actuel Musée de L’homme.
MODI – Oui. Il y allait pour y voir des objets venus de toute la planète. Et regardez-moi encore maintenant, regardez mon visage…
JULIEN – Ce n’est… plus vraiment la peine de me le dire, mes yeux ne vous quittent plus.
MODI – Mon visage, cette forme d’oeuf allongée, avec ce long nez. Il évoque directement les masques primitifs africains. Voyez-vous… Vous me demandiez si les oeuvres de Modigliani comme moi étaient classiques ou modernes.
JULIEN – Et nous attendons toujours de le savoir…
MODI – Elles sont résolument modernes. Elles sont empreintes d’influences classsiques, voire primitives, mais c’est le mélange de ces influences qui crée mon style, un style complètement original qui n’appartenait qu’à Amedeo.
JULIEN – Et ces yeux bleus… Plus je les regarde plus je me sens happé par eux… Pourquoi ce regard perçant ?
LAETITIA – Modigliani vous a peint avec de grands yeux bleus qui n’ont pas de pupilles.
MODI – Peut-être m’a-t-il peinte comme ça pour que mon regard n’en soit que plus profond.
JULIEN – Ou inquiétant…
MODI – C’est surtout un regard triste que j’ai, un regard mélancolique…
LAETITIA – Mais ce n’est pas vraiment un regard… Vos yeux sont vides de toute expression…
JULIEN – Et pourtant il semble s’en dégager une foule de sentiments.
MODI – Peut-être que c’est exactement ça que voulait Amedeo. Vous savez ce qu’il disait ? “D’un oeil regarder le monde extérieur… de l’autre regarder le fond de soi-même”. Peut-être que mes yeux regardent vers l’intérieur de moi.
JULIEN – Merci, la femme aux yeux bleus pour ce moment envoûtant… Je rappelle que les curieux peuvent vous découvrir au Musée d’Art Moderne de Paris.
MODI – Merci.
LAETITIA – Et merci à vous qui avez l’air d’être tombé sous le charme Julien, on vous retrouve la semaine prochaine avec le dernier Bavartdage de la saison…