Bav{art]dage numéro 63
Paris, Les Arts Décoratifs, 9 mars 2016
Elle est bien belle, cette expo Barbie, mais… il va vraiment falloir que je discute avec des poupées de plastique ? Non que je ne sois pas partant pour causer avec un jouet, mais…
« Mais quoi ? Tu snobes les jouets, tu ne veux parler qu’avec le GRAND art ? » me coupe une voix haut perchée, venue de loin, m’interrompant dans mes pensées. D’où vient cette voix ? Autour de moi, rien que des poupées Barbie. Ca ne peut pas être l’une d’entre elles, ce ne sont pas des oeuvres d’art, et je n’ai jamais parlé avec un jouet.
« Qui es-tu ? Où es-tu ? demande-je intérieurement à la voix qui s’adresse à moi. Il n’y a pas d’oeuvre d’art ici.
– Monte les escaliers, idiot, hi hi hi ! me répond-elle dans un rire un peu bêta.
– Et non, réponds-je, ce n’est pas que je ne veux parler qu’avec le grand art, comme tu dis, c’est que si je commençais à parler avec des jouets, tu imagines la suite ! Il y a de quoi devenir chèvre ! dis-je en m’engageant dans les escaliers, laissant sur mon passage les centaines de Barbie et leurs métiers.
– Tiens, devenir chèvre, ça me fait penser que Barbie a été bergère, me fait la voix.
– Et ?
– Non rien, je disais juste ça comme ça. Allez, monte, hihi ! »
Je passe devant une lune pivotante qui dissimule une Barbie cosmonaute, et me retrouve devant des décors de séances photo miniature, dans lesquels évoluent des Barbie de collection. « Continue encore un peu ton chemin, je ne suis plus très loin ! » me fait la petite voix, de moins en moins lointaine.
« Tourne ici ! » me dit-elle, pour me guider. Je fais le tour de la cage d’escalier et… « TADAAAA ! Me voici ! »
Je me retrouve nez à nez avec un baby-foot rose fuchsia plus long que la normale, orné du logo Barbie et dans lequel les joueurs ne sont pas des petits bonhommes en bois aux cheveux courts, mais des poupées blondes de plastiques. Vingt-deux Barbie sur le terrain, en somme.
« Alors comme ça c’est toi qui m’appelles de si loin ? dis-je à l’oeuvre.
– Ah non pas du tout, me répond-elle avec une voix de femme bien plus affirmée que la voix à laquelle j’ai eu affaire jusqu’à présent. C’est l’autre, à côté, là. Elle me pète les couilles à beugler toute la journée !
– Ooooh, Barbie Foot ! Ce n’est pas très poli de parler comme ça ! Tu devrais avoir honte ! N’oublie pas de quoi tu es faite ! fait la petite voix qui vient d’un tableau, juste à côté.
– De quoi je suis FAIT, cocotte. J’ai beau avoir une vingtaine de poupées sur moi et un rose pétard, je suis pas une mauviette. Je suis justement là pour montrer que les Barbies savent aussi s’adapter dans un monde plus viril, tu vois le truc ? Salut toi, me dit-elle. Je suis une oeuvre de Chloé Ruchon. Un Barbie foot qui fait le pont entre le côté girly de la poupée et le côté bonhomme du baby-foot. Pour montrer que la répartition genrée des jouets, c’est pas si facile que ça.
– Enchanté, Barbie Foot. Vous avez un propos intéressant, dis-je. Vous…
– Maintenant si vous pouvez causer un peu avec ma voisine, ça l’occupera, me coupe le baby-foot rose.
– Oh oui ! Viens papoter avec moi ! me dit la peinture à côté.
– Et toi tu es… ? demande-je.
– « Barbie », par Andy Warhol ! » me répond-elle.
Bien sûr. Andy Warhol ! Comment ne l’avais-je pas reconnu ! Sur une toile au format carré et au fond orangé, une Barbie aux couleurs acidulées me sourit. Les contours de son visage et de sa chevelure sont soulignés par des traits supplémentaires. Exactement comme le faisait Warhol dans les derniers portraits qu’il a peints dans sa vie — je m’en souviens, après avoir été marqué par l’expo des Shadows il y a quelques semaines.
« Excuse-moi, dis-je à la toile qui me fait désormais face, je ne t’avais pas reconnue.
– No way ! Comment as-tu pu, idiot ? MOUA, la poupée Barbie, sublimée par Andy, tu ne me reconnais pas ? Tu ne sais pas qui je suis ? DON’T YOU KNOW WHO I AM ?
– Non mais vraiment, je suis désolé, je ne m’attendais pas à tomber sur un Warhol ici et je…
– Pas un Warhol ! UNE BARBIE PAR WARHOL, me hurle-t-elle, sans décolérer. Non mais allô quoi !
– Mais FERME TA GUEULE ! Ferme-la ! lui rétorque, en vociférant tout autant, le Barbie Foot juste à côté. J’en peux plus, ça fait même pas une semaine qu’on est installés à côté ici et elle me tape déjà sur les nerfs ! » me dit-il.
Un silence. Face au portrait de Barbie, dans un coin, deux photos grand format ne disent pas un bruit. L’une d’elles émet un toussotement de gêne, en tout cas c’est ce que je crois entendre.
« Tu n’es qu’une utilisation par un artiste contemporain de la figure de Barbie, comme nous tous ici, reprend le Barbie Foot, plus calmement. Alors s’il te plait, ne joue pas à la diva. Ne ramène pas trop ta fraise.
– Mais…
– Si tu veux jouer à ça, on peut jouer à ça, poursuit le baby-foot rose. Moi j’appartiens au collections des Arts Décoratifs, pas toi. Ici, on est chez moi. Alors : CALME.
– D’accord, dit la Barbie de Warhol, qui elle aussi est descendue d’un ton. Mais bon, n’empêche. Je suis l’une des dernières toiles d’Andy. Et le meilleur modèle qu’il ait jamais choisi.
– Le meilleur ? Meilleur qu’une boîte de soupe ? Pourquoi ? demande-je, histoire de leur signaler que je suis toujours là.
– Andy a peint les visages des icônes du monde populaire, et des produits de grande consommation. Moi, je suis un produit de grande consommation qui a un visage humain. À la fois un objet commercial et une icône culturelle. Du pain béni pour mon créateur.
– Tu sais très bien qu’il ne voulait pas te peindre, au départ, lance finalement l’une des photographies qui lui fait face, une œuvre de Valérie Jouve si j’en crois le cartel.
– Mais quoi ? Vous êtes tous ligués contre moi ou quoi ? dit la Barbie warholienne, étouffant un sanglot.
– C’est vrai ça ? demande-je. Andy Warhol ne voulait pas te peindre ?
– Na.
– Si, c’est vrai, meuf, corrige le Barbie Foot. Allez, raconte-lui.
– Na.
– Bon d’accord. Je m’en vais, dis-je en tournant les talons vers la salle suivante, où résonne « Barbie Girl » de Aqua.
– Non non non ! Ne pars pas ! Ne me laisse pas seule avec eux !
– Qui, eux ?
– Les autres œuvres. Ils m’en veulent parce qu’ils sont jaloux.
– N’importe quoi, fait Barbie Foot.
– Quelle cruche, renchérit une autre photo, un peu plus loin.
– On n’a aucune raison d’être jaloux de toi, affirme le portrait photographique d’un mannequin de cire signé Valérie Jouve.
– Si euh ! je suis plus connue que vous tous ! Et pis moi, je suis la vraie Barbie !
– Et tu crois que mes Barbie à moi c’est quoi ? rétorque le Barbie Foot. Chloé a travaillé avec Mattel pour fabriquer son œuvre !
– Ouais bah moi aussi Andy il m’a reproduite à la demande de Mattel, après sa première version de moi !
– OH ! VOUS VOUS CALMEZ OUI ? J’ai jamais vu un bordel pareil dans une exposition ! leur dis-je, excédé.
– Pardon, me fait la Barbie de Warhol ».
Un ange passe. Enfin un instant de silence… Si on fait abstraction de « Barbie Girl » qui tourne encore en fond.
« Ok je reste. Mais alors, tu me racontes ton histoire avec Andy Warhol, à la fin ?
– Si tu veux.
– J’écoute.
– Eh bien… Moi, je suis la deuxième version d’un portrait de Barbie. Andy m’a réalisé à la demande de Mattel, qui avait adoré la première version. Je suis l’un de ses tout derniers tableaux, j’ai été peint en 1986.
– Et c’est ta première version que Warhol ne voulait pas peindre ?
– Oui. Enfin, plus précisément, il aurait préféré peindre autre chose.
– Quoi ?
– Pas quoi, qui.
– Qui ?
– BillyBoy.
– Qui est ?
– L’une des muses d’Andy. Un jeune créateur de bijoux suisse, né à Vienne et parti s’installer à New York quand il était enfant, avec ses parents adoptifs, un couple russe. Il a aussi été sollicité par Mattel pour créer deux costumes pour Barbie, dans les années 80. Et à côté de son activité de créateur, BillyBoy collectionne les Barbie. C’est un huge fan !
– Il serait à son aise ici !
– Tu rigoles, hihi ?! Ici on est 700 Barbie. BillyBoy, il en a 11.000.
– QUOI ?
– Oui ! Il a une collection de 11.000 Barbie.
– 11.000 Barbie…
– Et 3.000 Ken, accessoirement. Il en a même fait un livre, « Barbie, sa vie, son époque ».
– 11.000 Barbie…
– Tu vas le répéter indéfiniment où je peux continuer mon histoire ?
– Pardon, vas-y. Mais quand même… 11.000 Barbie…
– HO !
– Ok, je me tais.
– Merci. Donc, Warhol et BillyBoy étaient amis. Et Andy voulait à tout prix faire son portrait. Mais lui, BillyBoy, ne voulait pas. Et un jour où ils étaient partis tous les deux faire les puces ensemble, BillyBoy a cédé.
– Il a accepté que Warhol fasse son portrait ?
– Plus ou moins. Il lui a dit, « Si tu veux faire mon portrait, alors faire le portrait de Barbie »
– …
– « Parce que Barbie, c’est moi ». En français dans le texte ! Il l’a fait en monde Stendhal, qui avait dit « Madame Bovary, c’est moi » ! Et voilà comment Andy qui voulait peindre BillyBoy s’est retrouvé à me peindre, moi, Barbie.
– Et c’est pour ça qu’il a intitulé son œuvre « Barbie, portrait of BillyBoy », donc…
– Voilà. Je suis un portrait en creux, qui parle de BillyBoy sans le représenter.
– Malin, je dois reconnaître.
– Et puis il a offert la première version, sur fond bleu, à BillyBoy. Et moi, la deuxième, rouge, il m’a vendue à Mattel. Il paraît qu’il avait commencé une troisième version jaune, mais on ne l’a jamais vue. Je ne sais pas si l’une de mes sœurs a vu le jour et se trouve dans un endroit inconnu, ou si elle n’a jamais existé.
– Eh bien tu vois ! Quand tu es plus calme, tu arrives à m’intéresser ! fait à côté de moi la voix du Barbie Foot.
– Il a raison, Barbie, dis-je. Merci, c’était passionnant. Adieu ! » dis-je en filant rapidement.
C’est pas tout, mais il y avait « Barbie Girl » qui m’attendait dans la salle suivante.