Bav{art]dage numéro 62,
Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 3 mars 2016.
J’avance petit à petit dans ce grand et long zigzag formé par les cimaises de l’expo « Carambolages ». Ici, il y a de tout : des objets d’art premiers, des pièces contemporaines, des toiles de la renaissance. Pas d’explications, pas de chronologie, si peu d’informations. Chaque oeuvre est connectée à la suivante (et à la précédente) par une association d’idées.
Et me voilà devant deux tableaux, associés plus ou moins clairement par leur abstraction, leur forme vaguement cellulaire et leurs couleurs criardes. C’est bizarre, ce sont les seuls depuis le début de l’expo à porter un cartel, en lettres dorées. D’un côté, Hergé, de l’autre, Walt Disney Productions.
Hergé ? Il a peint ?
Je m’apprête à ouvrir la bouche pour demander des précisions à ce tableau orangé orné d’une forme bleue, quant tout à coup il me coupe la chique et prend la parole.
« Pfiou. Ca fait deux jours qu’on est là et je m’ennuie déjà. Pas vous ?
– Moi ? réponds-je. Non, moi je suis là depuis deux minutes, alors ça va.
– Ha ha ! fait une autre voix. Ce visiteur croit que vous vous adressiez à lui !
– Ha ha ha ha ! » continue de rire la première voix.
Vexé, je pars continuer l’exposition.
Ce que je n’ai pas su, au moment où je suis parti, c’est que les toiles ont continué à parler. Voici, en somme, ce qu’elles se sont dit :
« Vous croyez que nous l’avons vexé ?
– Oh certainement. Ces humains qui parlent avec les toiles n’aiment pas qu’on s’immisce dans leur discussion.
– Eh bien… Tant pis pour lui ! Ca lui apprendra qu’on ne discute pas comme on veut avec qui on veut.
– Au moins, ça nous aura permis d’engager la conversation ! C’est bête, que nous ayons passé deux jours accrochés côte à côte sans nous adresser la parole. « Sans Titre », enchanté !
– Ravi ! Je suis « Walt Disney Productions ». De Bertrand Lavier. Vous êtes de ?
– De Hergé.
– Hergé, le dessinateur de BD ?
– Lui-même ?
– C’est fou ! Pardonnez-moi, mais à vrai dire je… Je ne connaissais pas votre existence. Je ne savais pas qu’Hergé était peintre.
– Ne vous en faites pas, ha ha. J’ai l’habitude de passer après Tintin ! Remarquez, c’est pareil pour vous : je n’ai jamais entendu parler des tableaux de Walt Disney. Je comprends bien ce que nous faisons ici côte à côte.
– Oh mais c’est plus compliqué que ça.
– Ah ? Pourquoi donc ?
– Vous d’abord, « Sans Titre ». Racontez-moi donc votre histoire ! Bonjour, Jean-Hubert.
– Bonjour vous, répond le commissaire de l’exposition, qui passe à cet instant entre les cimaises. Vous faites connaissance ?
– Oui.
– C’est bien ! C’est aussi pour vous les œuvres que j’ai choisi cet accrochage inhabituel… Histoire que vous croisiez sur les murs d’autres œuvres que celles que vous avez l’habitude de côtoyer !
– Merci !
– Ne parlez pas trop fort tout de même. On ne sait jamais.
– Ne vous en faites pas, répond « Sans-Titre ».
– Alors « Sans Titre », vous me racontez ? demande « Walt Disney Productions » une fois le commissaire de l’exposition parti.
– Si vous voulez. Hergé m’a peint au début des années 60. Il a traversé une grosse période de doute et de vide, il n’arrivait plus à créer d’albums de Tintin. Alors en 1962 et 1963, il s’est mis à peindre. Des choses qui n’avait rien à voir avec Tintin.
– Des choses comme vous ?
– Comme moi, oui.
– C’est… surprenant.
– Pourquoi ?
– Comment dire… Vous ne correspondez pas vraiment au style d’Hergé.
– C’est ce que vous croyez ! Pourtant, Hergé était un grand amateur d’art contemporain. Il collectionnait des toiles, il avait des Dubuffet, des Lichtenstein, des Fontana et même des tableaux de Warhol. Il y a même des critiques d’art qui voient des ressemblances entre certaines cases de Tintin et des oeuvres d’art moderne.
– Vraiment ? Enfin, en ma qualité de tableau je n’ai jamais lu Tintin mais…
– Mais oui, vraiment ! Prenez Tintin au Tibet. On y voit une grande case dans laquelle Tintin se réveille en criant « Tchang ! ». Eh bien figurez-vous que le critique d’art Pierre Sterckx voit dans cette case une référence à « Intérieur Hollandais », notre confrère de Miró.
– Je n’aurais jamais cru que…
– Eh oui. C’est la preuve qu’il ne faut jamais présager de rien. Cela étant, je vous concède que la production de tableaux d’Hergé est longtemps restée secrète. D’ailleurs, sur la quarantaine de tableaux qu’il a peints, il n’y a que moi et deux ou trois cousins qui avons déjà été montrés en public.
– Comment êtes-vous arrivés là, alors ?
– Je suis un prêt d’une collection personnelle. J’ai été acheté en 2011 aux enchères.
– C’est la famille d’Hergé qui vous a vendu ?
– Non. C’est la famille de son ex-gouvernante, Cristina Fernandez. Elle s’est occupée de Georges Rémi, enfin d’Hergé, et de sa femme Fanny, pendant cinq ans, et quand elle est partie pour se marier, en 1977, Hergé lui a offert deux toiles. Dont moi !
– Et voilà comment vous vous êtes retrouvés, quarante ans plus tard, ici avec moi !
– Exactement !
– Je comprends mieux maintenant ce que nous faisons côte à côte. L’association d’idées est claire, et futée !
– C’est simple, non ? Vous êtes un tableau de Walt Disney, je suis un tableau d’Hergé, ça m’avait l’air clair depuis le début.
– Mais je ne suis pas un tableau de Disney.
– Pardon ?
– Mon peintre s’appelle Bertrand Lavier.
– Qui est-ce ?
– Un peintre contemporain, né dans les années 40. Vous ne le connaissez pas ?
– Non. Je ne crois pas qu’Hergé fût un de ses collectionneurs.
– Bertrand est un artiste qui a beaucoup joué de l’hybridation : il a mêlé dans des mêmes oeuvres l’art moderne et les arts premiers, la peinture artistique et la peinture de chantier, les objets d’art et les objets de la vie quotidienne, et ainsi de suite. Ou la peinture et la sculpture, tenez. Par exemple, il a peint un piano… sur un piano.
– Quoi ??
– Bertrand a pris un Steinway, qu’il a recouvert d’une épaisse couche de peinture, mais en respectant fidèlement ce sur quoi il peignait. Il a peint en blanc les touches blanches, en noir les noires. Et il a même respecté l’inscription « Steinway & Sons » en lettres dorées !
– Très bien tout ça… Mais ça ne me dit pas ce que Walt Disney vient faire là dedans.
– C’est là que ça devient vraiment intéressant ! Je vais vous raconter.
– Je vous écoute.
– En 1984, Bertrand tombe sur une BD publiée quelques années plus tôt dans le Journal de Mickey, « Traits très abstraits ». Mickey et Minnie vont au musée d’art moderne. Et les oeuvres qui sont autour d’eux n’existent pas. Elles ont très certainement été inspirées par des tableaux et des sculptures existantes, mais en tant que telles, ce ne sont pas de vraies oeuvres. Les sculptures par exemple, elles ressemblent à du Jean Arp mais ce n’est pas du Jean Arp.
– C’est du qui ?
– C’est sorti de l’imagination des dessinateurs de cette bande dessinée ! Et Bertrand a eu la bonne idée de reprendre ces oeuvres fictives pour en faire de vraies oeuvres. Il a créé des tableaux et des sculptures (les tableaux dans un premier temps, les sculptures en 1994 avec l’aide d’un modéliste 3D, v-i-n-c-e-n-t) en s’inspirant d’oeuvres imaginaires, elles-mêmes inspirées de vrais travaux – mais il ne savait pas lesquels. C’est un peu le principe du téléphone arabe !
– Alors attendez. Si je comprends bien… Vous m’arrêtez si je me trompe hein. Vous,…
– Oui, moi.
– … vous êtes un tableau…
– C’est ça.
– … peint par Bertrand Lavier, qui…
– Jusque-là vous avez bon.
– Mais laissez-moi finir ! Bertrand Lavier, donc, votre artiste, qui a reproduit à l’identique, mais dans la vraie vie, à l’échelle humaine, les oeuvres d’art imaginées par des dessinateurs de chez Disney pour une BD de Mickey.
– Voilà ! Vous avez tout compris !
– Et donc, ce qui nous lie ici dans cette expo, ce n’est pas que nous sommes tous les deux des créations d’artistes liés au monde du cartoon, c’est que vous vous êtes une oeuvre sortie d’une BD alors que moi je suis l’oeuvre d’un dessinateur de BD qui a voulu changer d’univers. Notre relation est plus complexe qu’il n’y paraît.
– Eh bien voilà ! Vous y êtes !
– Fantastique ! Nous savons tout l’un de l’autre, désormais.
– Nous nous sommes tout dit !
– …
– …
– Oui. Vous avez raison.
– Et il nous reste combien de temps d’exposition ici ?
– Quatre mois.
– Pfiou. Et vous, là, à ma gauche, vous êtes qui ? »