La Mobylette, ‘Lunar Park’

Bordeaux, quartier Sainte-Croix, 3 février 2016

S’il y a bien une chose qui ne m’avait pas manqué à Bordeaux, c’est la pluie. Une constante de cette ville pourtant si agréable au demeurant.

Nous sommes mercredi soir, il pleut, donc. Le chemin qui me sépare de l’hôtel sera parsemé de peu de rencontres : la nuit, le quartier Sainte-Croix, entre l’IUT Montaigne et le Théâtre national de Bordeaux-Aquitaine, est calme. Très calme.

« Viens… viens… »

D’où vient cette voix ? Ce murmure étrange ? Qui m’appelle ? J’ai l’habitude depuis longtemps, cette voix qui résonne seulement dans mes entrailles, c’est celle d’une oeuvre d’art. Il y a une exposition, une installation, un happening, bref, il y a quelque chose pas loin.

« Approche et entre… »

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Une faible lueur émane d’un petit local de la rue des Ecuries, à deux pas des Beaux-Arts. C’est bizarre : depuis mon arrivée à Bordeaux, je suis passé par là à plusieurs reprises, et la grille d’entrée a toujours été fermée. J’en avais conclu que cet ancien local d’une galerie d’art était fermé pour de bon.

Il faut croire que non.

De la rue, je vois des lumières, des couleurs, des voiles pendus au plafond, des images qui bougent. Il n’y a pas grand-monde dedans. Et toujours cette voix qui m’appelle. « Viens jouer avec nous… Viens… ».

J’ai bien changé en quelques années. Ce qui, adolescent, m’aurait fait fuir sur le seuil de la galerie, me mène à pousser la porte du lieu. Lorsque j’entre dans le local, l’oeuvre, que je n’ai pas encore identifiée, émet un petit rire.

A l’intérieur sur le mur du fond, une fille aux yeux révulsés qu’on croirait sortie de je-ne-sais quel film de série B. L’image, projetée à l’envers, frappe d’abord une sorte de… de truc en pierre.

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Un peu plus loin, une douce lueur m’invite à avancer vers une série de voiles, ouverts en leur milieu comme un enchaînement de portes, du plus grand au plus petit.

« Te voilà… me murmure la voix que j’identifie donc comme celle de cette série de voiles, flottant presque dans l’espace.
– Bonjour… Où suis-je ? demande-je.
– Bienvenue dans Lunar Park. Je suis I know what happened last summer, une installation d’Armand Morin.

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– C’est… c’est l’artiste qui a conçu cette exposition ?
– Non. Armand n’a créé que moi. Lunar Park est une exposition collective du collectif La Mobylette. Ils ont invité plusieurs artistes à montrer leurs oeuvres.
– Moi par exemple, je suis une oeuvre de Laura Golzan, m’interpelle l’étrange dispositif de projection. Je m’appelle Sub-plotting pool. Laura travaille essentiellement sur les supports de projection. Voilà qui explique mon allure déstructurée. Elle montre notamment ce que ça donne lorsqu’on projette des images sur autre chose qu’un écran.
– Oh, je vois. Et toi ? demande-je à l’enchaînement de voiles dont j’ai oublié le nom anglophone.
– Moi ? me répond l’oeuvre avec sa voix à la fois susurrante et pas franchement rassurante. Ca dépend… que vois-tu en moi ?
– Si je me fie à ce que je vois, tu es une série de photos imprimées sur des voiles, ouverts en leur milieu, pour créer une sorte de passage.
– Pas un passage, un cul-de-sac. Tu vois bien que mes voiles sont de plus en plus petits. Au bout, il n’y a plus d’ouverture. Mais jusque-là, tu ne te trompes pas. As-tu fait attention à mes images ? »

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Pas vraiment, je dois avouer. Et en même temps, la plupart des photos étant tronquées de plus de la moitié de leur surface, ça rend le décryptage plus difficile.

« On dirait des photos de vacances, dis-je sans conviction, me fiant aux palmiers que l’on distingue sur l’une des grandes images.
– Regarde mieux. Tu loupes quelque chose.
– Quoi ?
– Ce n’est pas à moi de te le dire… »

Alors je suis les indications de l’oeuvre et inspecte mieux ses différentes voilures. A côté des palmiers, on dirait… des flammes. Et tout au bout… une rose, et un message, sur une barrière. Comme… sur un mémorial.

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« Han ! m’exclame-je. Ce sont des photos de catastrophes !
– Précisément, murmure la voix de l’oeuvre. Toutes les photos qui me composent sont celles de catastrophes survenues au cours de l’année 2015. Et pourtant… je suis certain que tu ne t’en souviens même pas.
– Ca m’étonnerait ! Je suis journaliste.
– Ah c’est ce qu’on va voir, me fait l’oeuvre de sa voix murmurée, inquiétante. De quels événements s’agit-il ?
– Euh… Je. Ca n’est… Pas facile à voir, comme ça… Avec les rideaux découpés.
– Dis surtout que tu ne t’en souviens pas. Ha ha ha ! Souviens-toi l’été dernier…
– Quoi, l’été dernier ? Comme dans le film d’horreur ?
– Presque. Mon titre… « I know what you did last summer« … C’est le titre original de « Souviens-toi l’été dernier ». Sauf que là, ces images, ce ne sont pas celles d’un film d’horreur. Ce sont celles de la vraie vie ».

D’un coup, trois néons s’allument dans le petit bassin vide. Un autre néon illumine la salle une fraction de seconde. Puis, plus rien. Juste l’image projetée, à moitié sur ce truc noir, a moitié sur le mur (c’était bien un film d’horreur), et ce son, un bourdonnement continu.

A plusieurs reprises, les flashes reviennent, ça fait clic-clic dans un petit boîtier ou sol. Tout d’un coup plus rien.

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« C’était quoi, tout ça ?
– C’était Lunar Park, me notifie I know what happened this summer, dont les voiles se sont retrouvés dans mon dos.
– Tu veux dire, il y a une oeuvre qui se nomme comme l’expo ?
– Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Ce que je veux dire, c’est que l’oeuvre, c’est l’expo.
– Tu m’as dit, il y a même pas cinq minutes, que chacune d’entre vous était une oeuvre autonome.
– Oui. Et alors ? Lunar Park est conçue comme une grande installation faite de plusieurs oeuvres qui interagissent entre elles, voilà tout. Tu vois le boîtier au sol, là, à côté de moi ?
– Celui qui fait clic-clic ?
– Oui, clic, celui-là, clic, me répond Sub-Plotting Pool à côté.
– C’est un ordinateur. Il nous contrôle tous, ici. En fait, l’exposition a une durée.
– Une durée ?
– Oui. Elle dure une dizaine de minutes. L’ordinateur est programmé pour nous contrôler selon une boucle conçue au préalable. Comme dans un manège… ou une maison hantée, me dit l’oeuvre composée de voiles, alors que la lueur qui l’éclairait encore un peu disparaît complètement.
– Et quand la lumière disparaît, c’est moi qui prend le relais, me fait une voix venue de nulle part.
– Toi ? Mais tu es qui, toi ?
– Moi, je suis Hiver Boréal, une installation sonore de Benjamin Dufour. Je n’ai pas de consistance, mais je suis là en permanence.
– Tu n’es que du son ?
– Pas exactement. Les néons qui te flashent de temps en temps, c’est moi aussi.
– Ah bah merci. Tu m’as fait une de ces frousses tout à l’heure !
– Ha ha ha. C’est normal. Je suis comme un son-et-lumière à qui on aurait enlevé tout son caractère festif. Alors forcément, je suis lent, un peu inquiétant, et j’évoque plus la nuit que le jour.

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– En fait, votre but à tous c’est de me faire peur, ou bien ? dis-je en regardant la femme aux yeux révulsés sur la vidéo projetée au mur.
– Précisément, répond Hiver Boréal.
– Tu sais ce qu’est Lunar Park ? me demande I know what happened last summer.
– Je sais oui. C’est un endroit où il y a des manèges, une fête foraine de nuit.
– Non, pas du tout, enchaîne Sub-Plotting Pool. LunaR Park, pas Luna. C’est le titre d’un roman de Bret Easton Ellis. Il y rêve qu’il se fait attaquer par le Furby de sa fille.
– Brr. C’est déjà pas rassurant un Furby, alors si en plus il se rebelle…
– Voilà, tu commences à saisir l’essence de l’expo. Ici, il n’y a pas un seul humain pour nous faire tourner. Une fois que le responsable du lieu a pressé l’interrupteur, nous prenons le pouvoir. Nous devenons autonomes. C’est une machine qui contrôle l’exposition, c’est elle qui décide quelle oeuvre tu vas voir là, laquelle tu ne verras pas. Moi, quand je m’allume et que je m’éteins, c’est que j’ai reçu l’ordre d’une machine. Pas d’un humain. Pas d’un comme toi.
– Mais vous êtes bien toutes la création d’être humains ? Il y a bien des artistes qui vous ont créées, ou je me trompe ?
– Tu as raison. Mais ici, ils nous laissent vivre en autonomie, presque en autarcie. La différence est là ».

Tout à coup, noir complet dans la salle. Hiver Boréal m’envoie de la fumée artificielle dans la figure, et continue à émettre son bourdonnement continuel.

maxresdefaultJ’ai vu un Furby. Je vous assure, je viens de voir un Furby là, dans un coin de la salle. Il avait les yeux rouges. C’est une oeuvre, hein, c’est une oeuvre ?

« Qu’est-ce que tu dis ? me demande l’oeuvre composée de voiles. Il n’y a pas de Furby ici. C’est uniquement dans le roman d’Ellis que…
– Si ! Je te dis que je l’ai vu ! crie-je. Et là, encore ! Aaaah ! »

Ce soir-là, une nouvelle fois encore, j’ai quitté la galerie en courant. Et j’ai vérifié après coup dans le dossier de l’expo. Il n’y avait PAS de Furby aux yeux rouges.

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