Bav{art]dage numéro 59
Bordeaux, CAPC musée d’Art Contemporain, 31 janvier 2016
Aller au CAPC de Bordeaux, c’ est toujours une expérience… sonore. Il y a les bribes de voix que l’on entend résonner dans la gigantesque nef de cet ancien entrepôt de » denrées » coloniales (on dit denrées par ne pas dire autre chose), il y a le bruit de la ventilation, on n’entend que lui dans le silence du lieu, il y a ce claquement de doigts que vient de faire une surveillante et qui résonne partout, et puis il y a le bruit de mes pas, qui tinte dans l’escalier comme si je portais des talons hauts.
Oh ! Là, ca ne sonne pas pareil. le sol est différent. Me voilà sur une sorte de gigantesque sol en contreplaqué, parsemé de bandes dorées.
« Ce n’est pas du contreplaqué, me chuchote une douce voix féminine, qui bien que faible, semble résonner dans toute la nef.
– Oh ?
– C’est du liège. Et sais-tu pourquoi c’est du liège ?
– Parce que c’est plus facile à modeler, peut-être ?
– Pas du tout. Parce que dans cet entrepôt, il y a des dizaines d’années, on acheminait du liège.
– Comment ça ? Je ne te suis pas… »
Pour écouter la douce voix me parler, je me place au coeur de la Nef. Autour de moi, de petits tabourets gris sur des pieds métallisés, et des lampes, pas assez lumineuses pour tout éclairer, mais juste comme il faut pour poser une ambiance, moins fraîche dans ce lieu en pierre qu’à l’accoutumée. Et au plafond, perchée au-dessus de la nef, tendue par des cordes, un grand rideau de laiton.
« Que sais-tu de moi ? me demande l’oeuvre dans un murmure.
– Pas grand chose, à vrai dire. Enfin si, j’en crois l’immense panneau blanc là-bas, tu t’appelles « Le plan flexible », et tu es une oeuvre de Leonor Antunes.
– C’est un bon début. Ce qu’il faut que tu saches, c’est que Leonor, quand elle expose quelque part, crée toujours une oeuvre unique en fonction du lieu.
– Ah, ça je connais. Ce sont des oeuvres in situ. Crées pour une architecture particulière.
– Il ne s’agit pas que d’architecture, ici.
– De quoi donc, si ce n’est pas d’architecture ?
– D’Histoire. Quand Leonor s’apprête à exposer dans un nouveau lieu, quand elle s’apprête à créer une oeuvre comme moi, elle travaille à fond sur l’histoire du lieu en question, sur ce qu’il a été dans le passé, sur ce qui l’a marqué. Et c’est de ça qu’elle s’inspire pour créer.
– Ca veut dire que tout ce qui est dans cette… euh, cette installation ?
– Oui, c’est une installation.
– Tout ce qui est dans cette installation est lié à l’histoire du CAPC ?
– Oui. Tous les matériaux utilisés ici sont des matériaux qui étaient déjà dans l’Entrepôt Laîné du temps où c’était un entrepôt de denrées coloniales. Il y avait du liège pour le vin, de la corde pour les filets, et du laiton. Tu vois ce grand rideau en laiton ?
– Je le vois, oui.
– Eh bien, quand Leonor a préparé cette exposition, elle est allée chercher dans les archives du musée, elle a découvert que pour protéger la nourriture qui était stockée ici, il y avait ça et là de grandes tentures en tissu, tenues par des cordes. Regarde ce pilier, on y voit même les traces des cordes qui ont usé la pierre. Alors Leonor a décidé de recréer cette tenture, en la recréant en laiton.
– Tu es bien complexe…
– C’est le cas de le dire. Ma tenture est faite de laiton, et elle est entièrement tressée à la main.
– QUOI ? Tout ça ?
– Oui ! me répond-elle dans un petit rire. Leonor aime mettre en valeur l’artisanat. Alors ses œuvres sont faites main. Comme ces paravents, ils sont faits de cordes tressées. Et ça aussi, la corde tressée, c’est une référence à l’histoire du lieu. Tu vois les cimaises au fond de la nef ?
– Oui…
– Les premières cimaises de musée étaient en tissu. Et ce n’est pas tout…
– Il y a encore d’autres références ?
– Oui, mais pas seulement liées au lieu. Dans ses oeuvres, Leonor glisse aussi des références personnelles. Il faut la connaître, elle, ou bien me connaître, moi, pour les saisir toutes. Car pour me créer, Leonor s’est inspirée d’artistes qui l’ont marquée. Tiens, mon nom par exemple…
– « Le Plan flexible », donc.
– Oui. C’est une citation. A l’origine, c’est le titre d’un texte écrit par Anni Albers.
– …
– Tu ne connais pas Anni Albers.
– Non, je ne la connais pas. Désolé ».
En disant cela, je fais machinalement le chemin pour m’asseoir sur l’un des sièges gris posés dans l’expo, avant de me souvenir que comme ici, tout est oeuvre d’art, je n’ai certainement pas le droit d’y poser mon prose.
« Mais, mais… continue l’oeuvre, qui semble s’agacer. Anni Albers est simplement la plus grande artiste tisseuse du XXe siècle.
– Pardon ! Désolé de ne pas être expert dans l’art du tissage. Je ne suis pas spécialiste, je te rappelle. Je ne suis qu’un simple visiteur.
– Un simple visiteur qui discute avec les oeuvres d’art, tout de même.
– Certes. Et donc, Anni Albers ?
– Je t’ai dit. C’était une artiste américaine qui s’est imposée comme la maîtresse du tissage au XXe siècle. Et Leonor tenait à lui rendre hommage, en intitulant son exposition comme un texte d’Albers, dans les années 40. Et ce n’est pas tout.
– Encore ? Quoi, cette fois-ci ?
– Si tu regardes la nef d’en haut, tu peux reconnaître les motifs d’un tissage d’Anni Albers. C’est vraiment un hommage digne de ce nom. Et ce n’est pas tout.
– Quoi encore ? Tu vas me dire que ces tabourets sont aussi inspirés de motifs d’Albers ?
– Pas du tout. D’abord parce que ce ne sont pas des tabourets, mais de petites tablettes. Ensuite parce qu’elles ne sont pas influencées par une, mais trois artistes. Toutes des femmes, comme la plupart des influences de Leonor. Vois-tu par exemple la forme de ces tablettes grises ? Ce sont précisément les mêmes formes, à la même échelle, que les fenêtres de la façade d’un bâtiment conçu par l’architecte Lina Bo Bardi, à Sao Paulo, au Brésil ».
Je contemple un instant l’oeuvre sur laquelle j’ai failli m’asseoir. Ca, une forme de fenêtre ? Bon bon. Soit.
« C’est parce qu’elles sont à taille réelle qu’elles sont toutes petites alors ?
– C’est une raison possible, oui, me répond l’installation. Il y a une autre raison : Leonor adore s’amuser avec les proportions.
– Les proportions ?
– Oui ! Les mesures, les différences d’échelle, toutes ces choses-là. Pour elle, le meilleur instrument de mesure, ça reste le corps humain. C’est pour ça qu’ici en particulier, Leonor a joué avec la démesure du lieu, pour me créer moi, une installation qui suis complètement en contradiction avec les dimensions gigantesques de cette nef. Je suis à taille humaine, alors que cette salle immense est tout sauf humaine ou chaleureuse. C’est pour ça que je porte aussi ces petites ampoules faibles, en lieu et place des éclairages habituels qui sont coupés, là-haut, me dit-elle pendant que je lève la tête pour constater qu’effectivement, les grandes lumières blanches qui éclairent généralement les expositions sont éteintes.
– Pour contrebalancer la froideur de la pierre ?
– Voilà, exactement. Tout comme le grand rideau, là-haut, ferait exactement la largeur de la nef s’il était déplié.
– Oh, d’accord. C’est intéressant d’apprendre tout cela. Mais… je peux te poser une question ? Tu ne te fâcheras pas ?
– Je suis une oeuvre d’art, je ne me fâche jamais.
– Comme tu ne prends toute ta puissance que lorsqu’on connaît tes secrets, pourquoi ne pas les avoir livrés tout de suite ?
– Ca m’amuse, de voir les visiteurs se creuser l’esprit quelques minutes avant de demander aux médiateurs, là, qui ensuite les renseignent efficacement sur tous mes secrets ! Au moins, ils s’impliquent dans l’oeuvre, ils sont immergés, et ça j’aime ! »