<< Lire le Bav{art]dage n°56 également consacré à Michel Granger
Bav{art]dage numéro 57
Paris, showroom Ecart, 8 décembre 2015
{NB : ce Bav{art]dage est la suite du précédent. Il a été écrit à partir d’un entretien avec Michel Granger. Ses propos ont été remis « dans la voix » de ses oeuvres d’art.]
J’étais sur le point de quitter les lieux quand une vidéo que je n’avais pas vu jusqu’à présent – et pour cause, elle était tournée en direction de la vitrine – attire mon attention. On y voit des choses étranges : il y a un homme aux cheveux gris et aux petites lunettes rondes que j’identifie comme étant l’artiste, Michel Granger. Et puis il y a plein d’autres personnes qui l’aident.
Et puis des branches d’arbres, beaucoup. Recouvertes de peinture, puis posées sur une toile. Puis piétinées, écrasées. Les bottes pleines de peinture marchent sur ces branches. Les toiles sont repliées en deux sur ces mêmes branches. Et un énorme rouleau compresseur passe là-dessus.
Machine arrière : la toile est dépliée, nettoyée, le moindre morceau de branche est retiré. Et voilà des peintures en forme de… de quoi ? Des tests de Rorschach géants ? Des peintures aléatoires ?
« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? demande-je à la vidéo.
– Ca ? C’est Herbarium, le nouveau projet de Michel, me répond une voix féminine assez ronde.
– Pardon ?
– Oh excuse-moi, se reprend la séquence, je ne me suis pas présentée. Je suis une vidéo que Michel Granger a fait réaliser pour présenter son nouveau projet.
– Ca, un nouveau projet ? Mais… ça ne ressemble en rien à tout ce qu’il a fait avant… dis-je en regardant les oeuvres de l’exposition.
– Tu as la mémoire courte ! Tu as oublié ce que t’a dit l’un des tableaux de Michel, tout à l’heure ? C’est un artiste qui aime changer de style souvent. Et ce travail-là, Herbarium, c’est un travail tout à fait différent, dans son aspect et sa façon de travailler, de tout ce qu’il a fait jusqu’à aujourd’hui. Michel repart à zéro… avec toutes les difficultés que ça implique.
– Herbarium, tu dis ?
– Oui. Ca veut dire « herbier ».
– Oooh. Je commence à comprendre. C’est comme dans un herbier, des plantes et des feuilles pressées sur du papier ?
– C’est ça, me répond la vidéo. Sauf qu’ici, le papier c’est une toile. Michel prend une toile y pose des branchages gorgés de peinture, referme la toile et fait passer un rouleau compresseur dessus. Puis il déplie la toile, la nettoie, la place sur deux châssis et expose le résultat.
– C’est un peu comme ce qu’il avait fait avec les chars d’assaut, alors ?
– Pas exactement. Quand Michel a peint avec des chars, il y avait un détournement majeur de la fonction du char, en référence à un événement historique, les chars de Tian An’Men. Là, il n’y a pas de détournement, le rouleau compresseur c’est juste l’outil. Michel aurait très bien pu utiliser des presses. Ce n’est pas le rouleau compresseur qui l’intéresse, ce qui l’intéresse c’est son poids. Parce qu’avec un tel poids, on obtient vraiment l’empreinte de la végétation, et on voit toute l’architecture des feuilles, des branches.
– Bon. Je dois reconnaître qu’au moins, il y a une continuité dans le fond de l’oeuvre.
– Qu’est-ce que tu entends par là ?
– Ben euh, hésite-je, il est bien question d’écologie non ?
– Ah ça oui ! De déforestation, très précisément. C’est un sujet qui travaille Michel depuis longtemps, il entretient des relations avec des gens qui reforestent des déserts, mais ça ne l’avait jamais touché d’aussi près jusqu’à ce que…
– Jusqu’à ce que quoi ?
– Assieds-toi cinq minutes et ferme les yeux, je vais te raconter une histoire ».
Je m’exécute et m’assieds sur le canapé en vitrine.
« Monsieur ! m’interpelle le responsable du showroom Ecart. Vous ne pouvez pas…
– Mais c’est l’oeuvre qui me l’a demandé ! réplique-je. Elle veut me raconter une histoire.
– L’oeuvre ? Ah. Alors si c’est l’oeuvre…. »
Etonné de la réaction du galerie-responsable de showroom, je me retourne vers l’écran sur lequel la vidéo s’est mise – toute seule – en pause, attendant patiemment que je sois prêt à écouter son histoire.
« C’est bon, je t’écoute, lui dis-je.
– Voilà. Tu sais déjà que Michel est originaire de Roanne.
– Oui, une autre oeuvre me l’a dit.
– Il a encore une maison dans cette région, non loin d’une forêt qu’il connaît bien, dans laquelle il a fait des milliers de photos. Et un beau jour du mois d’avril dernier, Michel part se balader en forêt, son appareil photo autour du cou.
– Jusqu’ici, tout va bien…
– Ca ne va pas durer. Tout à coup, il s’est rendu compte que les petits chemins qu’il avait l’habitude de prendre n’étaient plus là. Et à force de marcher, il a fini par tomber sur un chemin goudronné, sur des arbres coupé, de plus en plus d’arbres coupés, partout. La forêt avait été massacrée.
– Qui avait fait ça ?
– Des promoteurs. Pour y mettre des éoliennes.
– Des éoliennes ? Mais… Détruire une forêt pour y mettre des éoliennes, c’est absurde !
– Exactement. C’est de l’écologie à l’envers, ça ne marche pas. Les paysans de Roanne sont effarés, il n’y a plus d’eau sur cette zone, plus de biodiversité. Pour Michel, c’est un crime contre la nature.
– Et qu’est-ce qu’il a fait ?
– Il a pris des photos du saccage. Et d’un outil qui était là. Un rouleau compresseur.
– C’est donc ça l’origine de cette série…
– Voilà. C’est comme ça que ce projet est né. Au départ c’était une façon de régler ses comptes, pour Michel, parce qu’il compte bien faire en sorte que ce travail soit su dans le village. Mais ce n’est pas une vengeance, c’est une façon de prouver son désaccord. Et il le fait en artiste, pas en militant. Ce projet, c’est un herbier où il n’y a pas d’herbe, il n’y a plus qu’une empreinte fossilisée ».
Touché par cette histoire, je me relève pour quitter le lieu d’exposition, quand une nouvelle question me vient à l’esprit.
« C’est une performance ?
– Quoi ?
– Tout ça, le projet Herbarium. Il y a des actions réalisées en public, on dirait bien, un côté rituel, et puis c’est filmé, il en reste une trace, toi. Tu n’es pas une toile, pourtant tu fais bien partie du projet non ?
– Ah. Euh… C’est vrai, moi, la vidéo, je fais partie du projet. C’est vrai aussi, Michel travaille avec du monde. Et partout autour de la planète. Comme dans une performance, le résultat de son travail dépend du contexte de création : avec ce projet, il va travailler dans plusieurs lieux, avec différentes végétations, en Inde, en Pologne, et à chaque fois, il fait son marché parmi les végétaux qu’il trouve sur place, les branchages ramassés par terre. Mais pour autant, je ne crois pas qu’on puisse parler de performance.
– Pourquoi ?
– Parce qu’une performance se suffit à elle-même. Pour Michel, le plus important ce n’est pas l’action, c’est le résultat. Il faut un résultat pictural, une peinture, au final, sinon ça n’a aucun intérêt. C’est pour ça qu’après avoir roulé dessus, il nettoie chaque toile, puis les coupe et les monte sur des châssis. Toujours deux par deux.
– Pourquoi deux par deux ?
– Parce qu’à deux, on casse l’effet du hasard. Ce n’est plus de la symétrie, ce sont deux toiles différentes. Tu sais, Michel m’a dit que parfois il me demandait s’il avait bien fait de me faire réaliser.
– Ah bon ? Mais c’est triste ça !
– Un peu… En même temps il n’a pas tort, me répond-elle, la voix digne.
– Pourquoi ?
– S’il ne m’avait pas fait réaliser, s’il n’y avait pas eu de film, de vidéo qui montre comment les Herbariums ont été réalisés, le résultat pictural n’aurait été que plus étonnant. Donner à voir le rouleau compresseur, peut-être que cela confère au projet un côté plus… « facile ». Tu vois ce que je veux dire ?
– Ah, oui. Sans vidéo, quand les tableaux ont été exposés…
– Ils n’ont encore jamais été exposés.
– Eh bien disons, s’il n’y avait pas de vidéo quand ils seront exposés, le public pourrait se demander comment ton créateur en est arrivé à ce résultat-là.
– C’est exactement cela. Si les visiteurs pensent que Michel a créé ces toiles dans son atelier parisien, ils peuvent se dire « Putain, mais comment il fait ? ». Alors que là… Avec moi en support… Ca devient évident.
– Je vois. C’est un peu comme si un magicien révélait le secret de ses tours.
– Si tu veux oui. D’ailleurs, je sais qu’en ce moment Michel prépare le catalogue de son projet, et que petit à petit, dans le processus de préparation du livre, il a fait retirer la plupart des photos où l’on voyait le rouleau compresseur.
– Je comprends ».
Et ce soir-là, j’ai beaucoup réfléchi. J’étais entré au showroom Ecart avec Oxygène en tête, j’en suis sorti avec plein d’autres choses… et beaucoup de nature.