{NB : ce Bav{art]dage a été écrit à partir d’un entretien avec Michel Granger. Ses propos ont été remis « dans la voix » de ses oeuvres d’art.]
Bav{art]dage numéro 57
Paris, showroom Ecart, 8 décembre 2015
La COP21, et Jean-Michel Jarre : voilà les deux bonnes raisons qui m’ont poussé à franchir la porte du showroom d’Ecart, un fabricant de meubles, pour y voir l’exposition de Michel Granger. Granger, le peintre dont j’ai découvert les oeuvres par des pochettes de disques, des affiches – celle d’un festival de Cannes – et des timbres. Il était temps que j’en découvre plus de cet artiste qui peint tant de globes terrestres.
Et toc. Ca ne loupe pas. L’exposition, entre les meubles vendus par la firme Ecart, s’ouvre sur trois oeuvres que je connais bien : Equinoxe, Oxygène 7-13, et Oxygène, premier du nom.

« C’est fou, dis-je à l’image qui a servi d’illustration au premier album de Jean-Michel Jarre. Je t’ai tellement vu dans un boîtier en plastique… Et me voilà devant toi, en chair et en os. Enfin, en papier et en pigments.
– Ce n’était pas exactement moi, me répond l’image d’une voix douce et lente.
– Comment ?
– Laisse-moi te raconter. Moi, je m’appelle Oxygène. J’ai été dessiné…
– … en 1976 pour la pochette de l’album de Jean-Michel Jarre, je connais l’histoire.
– Pas du tout ! Michel m’a dessiné pour la revue Pilote, des années plus tôt. Je suis né en 1972. A l’époque j’étais accompagné de deux autres illustrations de Michel. Et puis quelques mois plus tard, ça devait être en 1974 ou 1975, il m’a exposé à Paris, galerie Marquet, rue Bonaparte. J’étais à côté d’autres tableaux, comme ceux de Folon ou Topor. Et une dame m’a acheté.
– Et cette dame, c’était…
– Charlotte Rampling, l’épouse de Jean-Michel Jarre. Elle a appelé la galeriste, qui a appelé Michel. Pour lui dire que son mari, qui se lançait dans la musique, avait besoin de le voir. Michel et Jean-Michel se sont rencontrés. Et ils m’ont retravaillé pour que je devienne la pochette d’Oxygène.
– Retravaillé ?
– Oui ! Tu me vois bien, je suis en longueur. Il fallait bien m’adapter pour que j’entre dans une pochette carrée. Et voilà comment je suis devenu Oxygène.
– Mais… je ne comprends pas.
– Quoi ?
– Tu t’appelais déjà Oxygène, ce n’est pas ce que tu m’as dit tout à l’heure ?
– Oui ! Je m’appelais déjà comme ça. Et il se trouve que c’est comme ça que s’est appelé l’album de Jarre. Mais c’est de l’ordre de la coïncidence. Ca n’a pas toujours été comme ça.
– Pourtant regarde, ça a été pareil avec Equinoxe, là !
– Mais non voyons ! me répond l’image de gauche. Je ne m’appelle pas Equinoxe.
– Oh ?
– Non ! Je m’appelle Le Trac.
– Le Trac ? Vraiment ?

– A l’origine, j’étais un tout petit dessin au trait, l’un des premiers dessins que Michel avait faits. C’était pour le journal Promesses, un des journaux du groupe Bayard Presse. Le thème, c’était un dessin sur la distanciation au théâtre. Donc Michel s’est mis à la place de l’acteur, qui se retrouve face à des gens avec des jumelles, comme ça.
– Donc toi aussi tu es antérieur à l’album ?
– Parfaitement. Ca s’est passé comme ça avec la plupart des albums de Jarre. A chaque fois Michel s’est mis au boulot, et à chaque fois ils revenaient sur des choses qui existaient déjà dans le travail de Michel. Enfin, ça c’était au début. Parce qu’après quand ça ne plaisait pas aux producteurs américains, il fallait retravailler. Hein, 7-13 ? lance Le Trac.
– Oh ça va hein », réplique l’image qui a, quant à elle, servi de pochette à Oxygène 7-13.
Pour éviter un crêpage de chignon entre deux œuvres, je change de sujet.
« Et donc vous êtes là pour introduire l’exposition ?
– C’est ça. C’est un choix du commissaire de l’exposition, nous a expliqué Michel quand nous avons été placés là, me répond Oxygène. Il a dit, le commissaire, « ces images sont emblématiques, elles ont fait le tour du monde, je commence l’accrochage par celles-ci ».
– Michel Granger n’était pas d’accord avec le commissaire ?
– Ce n’est pas ça ! C’est que pour lui, nous, nous sommes tellement loin. Michel serait incapable de nous reproduire aujourd’hui.
– Mais il nous aime quand même hein, enchaîne Le Trac. Chacun d’entre nous, ici, rappelons à notre créateur notre histoire. A vrai dire, il n’en a pas grand chose à faire des tableaux. Ce qui l’intéresse, c’est l’histoire qui leur est liée ».
Je jette un coup d’oeil circulaire au showroom qui abrite l’exposition. Il y a des petits tableaux, des grands, des rectangulaires, des carrés, des sombres, des lumineux, des bleus – beaucoup de bleus – certains d’autres couleurs…
« Et tous ces tableaux-là racontent une histoire ?
– Bien sûr ! Leur histoire, me répond Le Trac. Prends la série des Traces…
– Ah oui, je crois les avoir déjà vus… Des tableaux avec des traces de pneus, c’est ça ?

– De chenille, pas de pneu. Une chenille de char d’assaut. C’est l’un des motifs qu’utilise Michel, il a réalisé plusieurs séries de toiles avec des chars, en 1992 et puis en 2008.
– Attends, tu veux dire que Michel Granger les a peint avec un char d’assaut ? Il a roulé dessus ?
– Précisément.
– Ah carrément !
– Il faut dire que l’émotion que Michel voulait faire passer était très forte. C’était à la suite de Tian’Anmen. Le garçon, face aux chars… ça l’avait tellement marqué qu’il s’était demandé comment lui rendre hommage. Et c’est comme ça qu’il s’est retrouvé à travailler avec des chars d’assaut.

– C’est dingue. Mais, euh, ça se trouve comme ça, un char d’assaut ?
– Pas du tout ! C’est super difficile même.
– Enfin, interpelle un autre tableau, c’aurait quand même été plus simple de les peindre si Michel avait accepté de louer un char à un collectionneur.
– Mais ça n’aurait eu aucun intérêt voyons ! lui répond en vociférant le tableau. Michel m’a raconté que ce qu’il voulait absolument dans ce travail de détournement d’une arme de guerre, c’était impliquer soit l’armée, soit les fabricants. Il s’est adressé à la caserne de Roanne, la ville de son enfance. Ils ont mis deux ans avant de lui répondre, mais à ma grande surprise ils ont accepté. Il leur a expliqué toutes les raisons pour lesquelles il le faisait, et ils l’ont laissé faire. Et en 2008, c’est un fabricant qui l’a laissé faire, malgré le coût que cela pouvait représenter de mobiliser un char d’assaut.
– Au final, ils se sont bien prêtés au jeu, les militaires.
– Oui. Sauf une fois, en Pologne, dans une ville qui s’appelle Legnica. Michel avait été invité, en 2009, pour la commémoration de la chute du Mur de Berlin, à réaliser une série de toiles en public, devant les habitants. Et le matin, quand le char est arrivé sur place, Michel a bien cru que les militaires ne voudraient pas faire le travail.
– En même temps, je peux les comprendre… Utiliser un char d’assaut pour faire de l’art, c’est comme une profanation pour eux.
– C’est ça. Mais finalement, Michel a montré une vidéo de la réalisation de la série précédente, et tout le monde s’est mis au travail. Et le soir, chacun est reparti avec sa toile.
– C’est une belle histoire. Et c’est intéressant, aussi, pour autre chose.
– Pourquoi ?
– Parce que ça ne ressemble pas du tout aux autres toiles.
– C’est vrai. Et alors ?
– Eh bien, c’est pas commun. Il n’y a pas beaucoup d’artistes qui changent radicalement de style au cours de leur carrière.
– Ah ça, c’est une vraie question pour Michel. Quand il nous parle dans son atelier, il nous dit que ça le travaille beaucoup.

– Ca le travaille ? Mais pourquoi ?
– C’est simple, m’interpelle une autre toile, non loin de la précédente. Si un artiste veut imposer son travail, il n’a pas intérêt à faire ça. Il fait un produit. Chez un type comme Soulages, c’est certes un très beau produit, mais un Soulages c’est un Soulages. Michel, il aurait très bien pu continuer à faire ce qu’il faisait à l’époque où il m’a dessiné, à l’époque d’Oxygène. Mais il n’a pas voulu.
– Du coup, reprend Le Trac, il se demande souvent si c’est la meilleure chose à faire. Son fils lui dit qu’un artiste qui fait toujours la même chose, c’est obsolète. Et à côté, un amateur d’art lui a dit que pour lui, un produit toujours pareil reste plus identifiable.
– Vaste débat, donc », dis-je pour résumer.
Je profite d’un temps de silence pour observer l’image qui m’a parlé du « produit », quelques secondes plus tôt. Elle ressemble un peu à Oxygène, c’est aussi un globe terrestre. Mais celui-ci est plongé dans une nuit étoilée, qui se transforme en neige quand elle arrive sur les gratte-ciel d’une grande ville.

« Et toi, laisse-moi deviner, tu es une oeuvre des jeunes années de Michel Granger, lui dis-je.
– Bien vu ! Tu as reconnu mon style ?
– C’est ça ! Mais j’ai une question, quand même.
– Je t’écoute, me répond l’image avec une jolie voix aérienne.
– Pourquoi la planète Terre comme personnage central de presque tous les tableaux de Granger ? Elle est presque partout… Sur toi, sur les deux Oxygène, sur une partie des toiles où ont roulé des tanks, sur celle-là aussi, dis-je en montrant un autre dessin.
– Ah ça. Ca remonte au début des années 70, quand l’écologie n’était pas encore un sujet de société dont tout le monde parlait. J’écoutais des gens qui faisaient de la recherche et qui disaient que ce qu’il se passait au Pôle Nord avait des incidences sur nous. Et lui, il avait toujours cette image du colosse qui a une épine dans le pied. Eh bien même si c’est une toute petite épine, le colosse va boiter.
– Laisse-moi deviner… Ce colosse, sur les images de Granger, sur toi et les autres, c’est devenu la planète Terre ?
– Voilà ! Parce que sur Terre, si ça va mal quelque part, ça va forcément mal ailleurs.
– En fait, c’est un message écolo engagé avant l’heure….
– Pas engagé. Plutôt dégagé. Michel veut se dégager des carcans et des idées préconçues pour être libre de faire son travail.
– Et pourtant ça n’est jamais un travail violent…
– Qu’est-ce que tu veux dire par là ? me demande l’image.
– Ben… Quand un artiste contemporain veut faire passer un message, il le fait souvent avec des images choc, des choses percutantes. Vous, vous êtes des images jolies, aériennes… Ne le prends pas mal, hein, mais tu as l’air assez inoffensive comme ça, au premier abord.
– Oh, je ne le prends pas mal ! Simplement, nous ne sommes pas vraiment des images « inoffensives », parce que certaines d’entre nous sont militantes, tout de même. Mais Michel a toujours fait des images un peu gentilles, parce que c’est à partir de ce moment-là que la communication s’installe. Tu vois, si une image est trop agressive, il y a un phénomène de rejet et il n’y a pas de dialogue.
– Oh oui, je vois très bien de quoi tu veux parler, dis-je en me remémorant les premiers oeuvres contemporaines qui m’avaient traumatisé, dans le passé.
– On ne parle pas à quelqu’un en l’insultant. Si on veut faire passer un message, il ne faut pas le faire en insultant les gens. Il faut le faire en attirant leur attention d’abord, et c’est plus intéressant si le message arrive ensuite, dans un second temps – enfin, pour peu qu’il y ait un message ».
Moi qui voulais mieux découvrir le travail de Michel Granger, je n’ai pas été déçu. Absorbé par mes pensées, et par ce que je viens de découvrir, je manque de heurter un meuble du showroom et prends la direction de la porte de sortie. Quand tout à coup, une vidéo que je n’avais pas vu jusqu’à présent – et pour cause, elle était tournée en direction de la vitrine – attire mon attention.
{à suivre]