Roy Nachum, ‘If they let us’

Bav{art]dage numéro 56
Paris, chez moi, 6 janvier 2016

Rihanna par-ci, Rihanna par-là…. C’est quand même dingue ça, il n’existe pas d’autre artiste à suivre dans le monde de la pop ?! Depuis deux, trois semaines, impossible d’y couper. La moindre visite sur un site qui parle musique m’amène à entendre parler de Rihanna, ou plus exactement – si j’ai bien suivi – d’un nouvel album, dont la date de sortie est encore inconnue. Ok. On est bien avancés.

« Tu as tort de ne pas t’intéresser à cet album », me lance une voix venue tout droit de mon ordinateur.

Je connais ce genre de voix, j’ai déjà eu ce genre d’expériences : il y a une oeuvre d’art dans le coin.

« Pourquoi ? demande-je simplement. C’est un disque qui n’est pas sorti et on n’en a rien entendu.
– Je ne te demande pas de t’intéresser au disque pour sa musique.
– Bah voyons. Pour quoi alors ?
– Pour moi. Scrolle vers le bas… encore un peu plus bas ».

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Sur la page web, en photo, à côté de Rihanna, c’est la pochette du disque. C’est, semble-t-il, une fillette, torse nu, photographiée en noir et blanc, avec au moins deux – voire trois – images superposées. Ses yeux sont cachés par une couronne dorée. Elle porte un ballon. Et la moitié de la surface de la pochette est baignée dans une peinture rouge vif.

« C’est toi ? L’oeuvre d’art ? demande-je à la pochette en question.
– Yep, c’est moi, me répond sa voix aigüe teintée d’un accent américain.
– Tu m’apprends un truc là : je ne savais pas que je savais aussi dialoguer avec des pochettes de disques.
– Oh mais je ne suis pas une pochette comme les autres, boy, je suis une oeuvre d’art, une vraie. Je suis l’artwork qui va révolutionner l’histoire des pochettes d’albums, c’est Riri qui l’a dit.
– Parce que les autres pochettes ne sont pas des oeuvres d’art peut-être ? réponds-je, piqué au vif sans vraiment savoir pourquoi.
– Si mais moi…
– Toi quoi ? Tu te crois révolutionnaire ? Et Warhol qui a fait le Velvet Undeground et les Stones ? Et Brainwash qui a fait Madonna ? Et Jeff Koons qui a bossé pour Lady Gaga ?
– Je vais encore plus loin que tous ceux-là. Je suis une oeuvre totale.
– Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
– Je suis à la fois un tableau du peintre Roy Nachum et un poème de Chloé Mitchell.
– Un poème… Où ça ?
– Touch me please.
– Je ne peux pas, tu es sur un écran d’ordinateur, rétorque-je.
– Oh, me guilty, j’avais oublié. Mais donc oui, je suis autant tableau que poème. Un poème en braille.
– En braille ? L’alphabet ?
– Bien sûr, of course ! Sur ses toiles, Roy inscrit souvent des choses en braille. Alors quand Riri l’a démarché pour qu’il me crée, elle lui a demandé d’ajouter, en braille, un poème.
– Mais comment peut-il mettre du braille sur un tableau ?
– Il le peint.
– IL LE PEINT ? Point par point, avec des points de peinture ? dis-je, incrédule.
– Oui. Point par point, comme tu dis. Avec plusieurs petites couches de peinture, il crée un relief.
– Tu veux dire, ce sera imprimé en relief quand tu seras démultiplié sur les albums ?
– Oui. Mais à mon état de tableau aussi, je suis en relief.
– Mais, euh… Ca ne sert à rien !
– Comment ? me lance le tableau.
– Le braille, c’est fait pour être touché. Alors qu’un tableau, ça ne se touche pas.
– COMMENT ? Tu délires, you bastard, me lance l’oeuvre. Si Roy utilise le braille dans ses tableaux, c’est justement pour désacraliser l’art, pour le faire descendre de son piédestal. Quand il crée une oeuvre – comme moi – où la surface est parsemée de braille, il invite les spectateurs à le toucher. Il va même plus loin : sur toute une série, qu’il a appellée « Fire », où la toile est entièrement blanche, avec un poème en braille, et un cadre en charbon. Il demande aux visiteurs de se bander les yeux, et de toucher. Et les traces de charbon sur les doigts des visiteurs « achèvent » le tableau. Pour lui, c’est ça qui nous rend vivantes, nous ses oeuvres d’art : une interaction directe avec le public ».

Je passe mes doigts sur l’écran pour tenter de sentir le braille. Quel couillon, pense-je. Croire que je peux parler aux oeuvres d’art, peut-être ; que je peux faire apparaître du relief sur l’écran de mon MacBook, il ne faut pas pousser.

« Et alors, de quoi il parle ce poème ? me décide-je à demander.
– Il porte le même nom que moi…
– Et que l’album ?
– Non. L’album s’appelle Anti. L’oeuvre en tant que tableau – c’est-à-dire moi – elle s’appelle « If they let us ».
–  « S’ils nous laissent » ?
– Voilà. Et le titre du poème, c’est le même.

“I sometimes fear that I am misunderstood.
It is simply because what I want to say,
what I need to say, won’t be heard.
Heard in a way I so rightfully deserve.
What I choose to say is of so much substance
That people just won’t understand the depth of my message.
So my voice is not my weakness,
It is the opposite of what others are afraid of.
My voice is my suit and armor,
My shield, and all that I am.
I will comfortably breathe it in, until I find the moment to be silent.
I live loudly in my mind, so many hours of the day.
The world is pin drop sound compared to the boom
That thumps and bumps against the walls of my cranium.
I live it and love it and despise it and I am entrapped in it.
So being misunderstood, I am not offended by the gesture, but honored.
If they let us… »

– Voilà, boy, ce que tu lirais si tu décodais mes inscriptions en braille.
– Et en Français dans le texte ?
– Grosso modo, ça y est question d’un personnage qui se sent incompris. « Ce que je veux dire, ce que je dois dire, ne sera pas entendu, pas entendu comme je le mérite tellement ».
– L’histoire d’un génie incompris.
– En quelque sorte ».

Je regarde une nouvelle fois ce qui se cache sous le braille de ce tableau. Cette petite fille… Est-ce Rihanna elle-même ?

« Ce n’est pas vraiment elle, me répond l’oeuvre qui semble avoir lu dans mes pensées. Roy m’a peint en s’inspirant de photos de Rihanna enfant, qu’elle lui avait montrées. Mais ce n’est pas really une photo.
– Ah oui c’est vrai, tiens, dis-je en constatant bien que l’image a l’air floue. Et pourquoi ce flou artistique ?
free-2008-2009– C’est l’une des techniques que Roy utilise souvent dans ses toiles. Des images qui se multiplient et s’enchevêtrent. C’est une façon de montrer que ce qu’on croit être « la réalité » n’est pas unique.
– Il y a plusieurs réalités ?
– Oui. D’après Roy, en tout cas. Et pour lui, la vraie vérité, elle est dans les yeux de celui qui regarde.
– Ca veut dire quoi ?
– Que la beauté, la vérité, tout cela n’est qu’une question de perception.
– Et pourquoi ne voit-on pas ses yeux, à cette petite Rihanna ? demande-je en continuant à contempler mon écran dont la quasi-totalité de la surface est occupée par la pochette de l’album.
– Parce qu’ils sont couverts par une couronne.
– Oui merci, j’ai vu. Mais pourquoi cette couronne ?
– C’est aussi un motif récurrent dans les travaux de Roy » me répond l’oeuvre.

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« J’imagine qu’il est question d’aveuglement ! dis-je, espérant ne pas m’être trompé.
– En quelque sorte. Roy travaille beaucoup autour de la question de la vue, de la perception – comme je t’ai déjà expliqué – avec des images brouillées. Et donc avec des couronnes. C’est une couronne trop grande, qui empêche de voir ce qu’il se passe autour de soi.
– C’est une représentation de l’enfant-roi ? Qui à force d’être gâté, ne voit plus ce qu’il se passe autour de lui ?
– Il y a de ça, me répond l’image. Mais je renferme aussi un sens plus symbolique encore, où la couronne représente le succès, la réussite matérielle. Le fait de gagner des sous, quoi. Et au final, ce sont les aveugles, les vrais, qui voient le mieux. Roy en a fait l’expérience en préparant une série de toiles nommée « Blind », où il s’est bandé les yeux pendant une semaine. Et il en est arrivé à cette conclusion : parfois, on désire tellement la réussite qu’une fois qu’on l’a, on ne voit plus du tout la réalité.
– Oh, je vois. Et c’est souvent le cas dans le monde du show-biz, là où évolue ta Riri.
– Voilà. Et voilà aussi pourquoi « Anti » est un titre qui me colle bien, même si mon nom à moi c’est le titre du poème de Chloé. « Anti », c’est la chanteuse qui prend tout le monde par surprise et qui va à l’envers du reste du monde du show-biz.
– Oui enfin, c’en est quand même la reine, du show-biz, Rihanna.
– Tu as raison. Mais elle a atteint le point de popularité où elle peut se permettre de créer, d’expérimenter des choses tout en continuant à plaire Elle est en train de diffuser une campagne de teasing pour son album à laquelle personne ne comprend rien ».

« C’est ça qui est intéressant dans la carrière des grandes stars, quand elles font passer des choses expérimentales dans le mainstream, poursuit l’oeuvre.
– Des choses expérimentales comme une oeuvre d’art contemporain en guise de pochette ?
– Par exemple. Comme l’a fait Lady Gaga avec Jeff Koons, Rihanna l’a fait avec Roy, pour me créer. Mais ce n’est pas tout hein. Pense aux Beatles, à comment ils ont intégré les samples, les collages sonores, les boucles à l’envers, dans leurs morceaux… Personne ne les attendait là-dessus, et pourtant ils ont changé le cours de l’histoire de la musique en rendant cette possibilité connue du grand public. Tu vois ?

– Je vois oui. Intéressant ! Même si tu ne m’enlèveras pas de l’esprit que tout ça reste fondamentalement commercial.
– Ca l’est, bien entendu ! Mais c’est justement ça qui rend l’expérience intéressante. Quand l’oeuvre d’art contemporain que je suis devient un argument de vente. Avoue, tu n’aurais jamais bavardé avec moi si j’avais été l’artwork d’un obscur groupe de rock progressif. C’est parce que je suis la pochette d’un album de l’une des plus grande stars du monde.
– Tu as raison.
– Et qu’en plus, elle est canon, hein coquinou ?
– Oui bon ça va.
– Ha ha, ricane l’oeuvre. Mais blague à part, je ne crois pas que Roy se soit trahi ou compromis en me créant. Il n’a fait que se donner les moyens d’ouvrir son art à un plus grand public… tout en continuant à faire ce qu’il a toujours fait, de la peinture, des couronnes, des vues floues, du noir et blanc, et du rouge.
– Au fait, pourquoi le rouge ? C’est une représentation du sang ?
– Pas seulement. C’est aussi ce qui symbolise la musique, pour Roy. Il m’a peint en rouge – en partie – pour accentuer le contraste entre l’innocence de la fillette et le côté dramatique de la couleur rouge.
– Et tout ça, c’est en lien avec sa musique ?
– Oui. Mais ça, tu peux toujours rêver pour que je te la fasse entendre.
– Allez !
No, no, no ! Il te faudra entendre la sortie de l’album ».

Ah c’est comme ça ? Dans de telles conditions, pas question de poursuivre la conversation. Je ferme violemment la fenêtre de navigation. Et me remets un bon vieux Pon de Replay pour compenser.

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