Bav{art]dage numéro 55
Paris, Fondation Louis Vuitton, vendredi 11 décembre 2015
Encore une salle obscure fermée par une lourde porte, comme au cinéma. Décidément, cet accrochage de la Fondation Louis Vuitton a beau être dédié à la musique, il a un côté particulièrement inquiétant. Depuis vingt minutes que je visite les salles, toutes plongées dans la pénombre ou baignées dans de la lumière noire, je n’ai croisé presque personne.
Je tire la lourde porte pour me détacher de l’oeuvre vidéo montrant des gens en train de danser, peut-être dans les années 80, accompagnée d’un gigantesque sound system, qui émet des beats étranges. Cette oeuvre de Mark Leckey m’a fichu clairement mal à l’aise.
Je tire la lourde porte et me retrouve dans un nouvel environnement sombre. Mais cette fois-ci, la musique m’est familière. C’est un titre dance bien connu, de ceux sur lesquels il a dû m’arriver de danser en boîte. Et il y a un peu plus de monde, quelques poignées de spectateurs, fixant une vidéo.
Il y a un jeune homme. Il danse, se déchaîne sur cette piste qui n’est rien qu’un studio blanc, au son de cette techno – un peu bourine, je dois le reconnaître. Il ne fait rien d’autre que danser, et nous, que le regarder. Il a l’air de s’amuser, il fait un peu n’importe quoi, se trémousse un peu dans tous les sens.
Ca me fait rire, on dirait toi sur une piste de danse.
« C’est justement mon but, m’interpelle une voix directement sortie de l’écran – la voix de l’oeuvre, depuis le temps j’ai appris à identifier quand c’est une oeuvre d’art qui me parle. Ce type-là, il est comme toi.
– Comme moi ? Je ne crois pas non.
– Et qu’est-ce qui fait votre différence ?
– Moi, quand je danse en boîte, ce n’est pas sur fond blanc, ce n’est pas non plus devant une caméra.
– Tu t’es déjà fait tirer le portrait par un photographe professionnel ? me demande l’oeuvre en criant, pour couvrir la musique.
– Quel est le rapport ?
– Réponds-moi ! Tu t’es déjà fait photographier par un photographe de talent ?
– Euh… Ca dépend ce que tu appelles un…
– Non. Si ça t’était arrivé, tu t’en souviendrais. Tu saurais précisément de quelles photos il s’agit. Tu saurais les reconnaître entre toutes les photos de toi prises par n’importe quel autre artiste.
– Je ne comprends pas bien.
– Un bon photographe se fait oublier, me fait l’oeuvre, toujours en élevant la voix. Face à un objectif, c’est normal d’être intimidé, pas naturel. C’est une réaction tout-à-faire humaine. C’est là qu’intervient le bon photographe. Il arrive à mettre ses sujets assez en confiance pour qu’ils fassent comme s’il n’était pas là, pour qu’il puisse capturer les clichés les plus naturels possibles.
– Ca, d’accord. Mais je ne vois pas où tu veux en venir.
– Je m’appelle The Krazyhouse. Je suis une oeuvre de Rineke Djikstra. Tu connais ?
– Non.
– C’est une artiste hollandaise. Et elle est photographe à la base, pas vidéaste. D’ailleurs une série de photos a été tirée de moi.
– Ah… Je commence à saisir le rapport…
– A vrai dire, Rineke est avant tout portraitiste. C’est sa spécialité de capturer, en une image, ce qui fait l’essence de son sujet. C’est une très bonne photographe, et elle arrive aussi à atteindre cette précision en vidéo ».
Pendant ce temps, le jeune homme continue de danser. C’est aussi long que le mix d’un DJ en boîte. Puis la musique s’arrête, le silence reprend ses droits, et le mec souffle un bon coup. Et tandis que l’image disparaît, un autre écran s’allume.
Cette fois, je reconnais bien la musique. C’est du David Guetta. Et à l’écran, c’est une fille. Apparemment plus timide que son prédécesseur, elle se dandine à peine.
« Tu m’étonnes qu’elle ne soit pas à l’aise, souffle-je à l’oeuvre. Seule à danser sur ce fond blanc…
– Tu ne comprends rien ! rétorque l’installation. Attends un moment, tu vas voir ».
L’oeuvre n’a même pas le temps de finir de m’engueuler que la fille affiche déjà un plus grand sourire, qui finit par lui traverser tout le visage. Et petit à petit, la voilà qui se trémousse et se marre sur la musique !
« Tu vois ! Encore une fois ! Elle est mise en confiance, elle se laisse aller ! C’est ça le talent que Rineke m’a insufflé ! Je suis une oeuvre dans laquelle la confiance est capitale.
– En même temps, il suffisait que ton artiste demande à son modèle de danser, et le modèle peut s’exécuter. C’est de la direction d’acteurs.
– Sauf que Rineke ne fait pas de « direction d’acteurs » comme tu dis. Elle n’est pas metteur en scène, elle est portraitiste !
– Mais il faut bien que…
– Ce ne sont pas des acteurs.
– Quoi ?
– Les modèles. Ce ne sont pas acteurs. Rineke les a trouvés dans une boîte de nuit de Liverpool, le Krazyhouse.
– Oooh. D’où ton titre, c’est ça ?
– Voilà. Et elle n’a même pas tourné en studio. Elle s’est contenté d’amener un fond blanc et de la lumière dans le Krazyhouse, à l’endroit même où les jeunes ont l’habitude de danser. Et ce sont eux qui ont choisi leur morceau préféré. Tu vois ? Elle fait tout pour biaiser le moins possible le portrait qu’elle tire de son modèle. Arriver à une transparence totale, c’est impossible, je sais que je ne pourrai jamais y prétendre, ni moi ni aucun de mes cousins portraits. Mais on peut limiter la casse ».
La fille continue de se trémousser, de plus en plus, sur David Guetta.
« Je suis la réactivation d’un travail que Rineke avait déjà effectué, ici à Liverpool. Pour sa première vidéo, en 1996 et 1997. Elle avait filmé les jeunes clients du Buzzclub, une autre boîte de nuit.
– Et… pourquoi la danse ? Enfin je veux dire, pourquoi est-elle allée chercher ses modèles en boîte de nuit ? Il y a une explication particulière ?
– Pas que je sache, non. Enfin, il y a quand même tout l’intérêt que peut représenter la danse pour quelqu’un qui veut tirer le portrait de quelqu’un. Qui plus est en vidéo.
– Comment ça ? Je ne comprends pas…
– Regarde-moi plus attentivement », se contente-t-elle de me dire.
La vidéo semble se terminer… et repart à nouveau sur un autre écran, avec une autre fille. Une blonde, qui danse encore sur une musique de boîte de nuit. Comme la précédente, elle met un petit temps avant de se décoincer et de prendre son envol. Elle regarde l’objectif, elle se donne à voir, et en même temps, dès qu’elle ferme les yeux, elle semble lâcher prise.
« Ca y est, j’ai compris ! Enfin, je crois avoir compris… m’exclame-je en m’adressant à l’oeuvre.
– Dis-moi ?
– Quand tu danses…
– Je ne danse pas moi, je suis une oeuvre d’art.
– NON MAIS, je veux dire, quand une personne danse, quand moi je danse, c’est la plupart du temps pour un public, c’est rare de danser seul. Et dans ce cas, c’est une activité sociale, tu cherches à renvoyer une certaine image de toi.
– Continue…
– Mais en même temps, on n’est jamais aussi vulnérable que lorsqu’on est en train de danser. Puisque pour danser, il faut se laisser aller, s’abandonner à la musique. Et que forcément, à un moment ou à un autre, le plus profond de toi, de ta personnalité, ressort.
– Tu as tout compris. Et presque tout seul. Bravo, je suis fière de toi.
– Merci ! C’est bien la première fois qu’une oeuvre me félicite ! »
Et je repars le sourire au lèvres, prêt à affronter les autres oeuvres musicales prises dans la pénombre.