Bav{art]dage numéro 54
Paris, Gare d’Austerlitz, 21 novembre 2015
« Le train Intercités 2983 à destination de Bourges partira à 12h41 voie 13 », nous indique Simone dans les hauts-parleurs de la gare d’Austerlitz.
Ah tiens, c’est par là. Je croise un ou deux agents SNCF en Segway pour rejoindre les voies ferrées du fond de la gare, les plus proches de la Seine. Sur les palissades de la gare en travaux, je vois tour à tour les plans de la future gare, le calendrier des travaux, un groupe de mémés menaçantes, les directions des taxis, la présentation de Gares et Connexions,…
Oh. Minute.
Un groupe de mémés menaçantes ?
Mais oui, je n’ai pas rêvé. Là, sur une palissade de travaux, huit mamies me regardent, l’air patibulaire, en contre-plongée, devant des buildings et un ciel nuageux. C’est une photo.
« Bonjour, hin hin, me fait le cliché.
– Bonjour.
– N’aie pas peur hein, vu leur âge tu ne risques rien », ricane une autre voix, à côté.
L’autre voix en question, c’est celle d’une autre photo, de plus grand format. On y voit un homme affublé d’un bec en papier, à la place de l’accusé, dans un tribunal où tous les autres, du président de la Cour aux personnes de l’assemblée, ont des corps d’êtres humains et des têtes… de volatiles.
« Qui êtes-vous ?
– Ce n’est pas question que tu devrais te poser, voyons, me répond le cliché. Demande-toi plutôt qui TU es, et ce que tu fais là !
– J’ai un train à prendre.
– Pas ce que tu fais là, à la gare. Ce que tu fais là, dans la société.
– J’ai un train à prendre, j’ai pas le temps pour ces questionnements ! Enfin, je me les poserai pendant mon trajet. Alors, vous êtes qui ? Quoi ?
– Nous sommes des photomontages », répond la photo encore à gauche des autres.
Cette photo-là se regarde de droite à gauche – je le suppose, en tout cas. Tout le long d’une route, des corps d’enfants gisent, dans le sillon d’un gros 4×4. Ca n’a l’air de choquer personne. Et surtout pas la conductrice, descendue de la voiture pour déposer sa petite à l’école, lui donner son en-cas de récréation, et surtout lui dire de bien faire attention à ne pas se faire mal.
« Merci. Voilà une vraie réponse ! dis-je à l’attention du tableau qui représentait un procès. Tu peux développer un peu ? demande-je à la photo dont je lis qu’elle est intitulée « L’école ».
– Bien sûr. Nous sommes l’oeuvre d’un duo d’artistes français, « The Blood Next Door ».
– C’est leur nom, ça ?
– Oui. Enfin, en vrai, chacun de leur côté, ils s’appellent Anthony Peskine et Nazheli Perrot. Mais quand ils travaillent ensemble, ils prennent ce nom-là. Si tu leur demandes pourquoi, ils te diront que c’est directement lié à la tonalité de leurs photos. Avec cette dimension un peu surréaliste, un peu macabre, qui fait irruption dans la vie de tous les jours.
– Macabre ? Je n’aurais pas employé ce mot pour vous définir…
– Tu nous trouves plutôt amusantes, c’est ça ?
– Oui.
– C’est normal ! Mais ça, c’est lié à notre medium, pas à notre sens profond.
– Oulà. Tu me perds là.
– Laisse-le, Ecole, lui souffle la photo à sa droite, celle du tribunal. Il ne comprend rien de toute façon.
– Peut-être, mais je veux comprendre, alors expliquez-moi !
– Je vais t’expliquer, moi », fait une autre photo un peu plus loin, avec une voix rauque de vieille fumeuse.
Cette photo-là s’appelle « Ticket ». On y voit une vieille Renault 5 crashée contre un plot sur le bord d’une route, en plein Paris. Les deux conducteurs ont été en partie éjectés de l’habitacle, et ils n’ont pas très bonne mine. Et il y a un agent de police… qui dresse une contravention.
« Oh… je commence peut-être à saisir ce que vous voulez dire, dis-je en voyant cette photo. Vous faites ressortir des situations absurdes mais qui nous ramènent à des sentiments que nous connaissons, la peur, la mort, la méchanceté ?
– C’est un peu ça, oui, me répond Ticket. Au premier abord, oui, nous avons plutôt tendance à faire rire. Parce que pour nous créer, Anthony et Nazheli ont utilisé des techniques de détournement qu’on connait bien, le copier-coller, les multiplications de personnages, les agrandissements. Ils font un travail très minutieux sur leurs photos, mais ça reste des grosses ficelles, il y a un côté très surréaliste, tu n’imaginerais jamais tomber sur un poisson mort géant en pleine rue.
– Jusque-là, je suis d’accord, c’est votre côté surréaliste qui est marrant, et… ATTENDS. Poisson mort en pleine rue ?
– Oui, c’est une photo qui n’est pas exposée ici. Un cousin à nous, « Le poisson », qui montre un poisson géant échoué en pleine rue, qui sème le chaos.
– D’accord… Bizarre, mais soit. Et donc, pourquoi
– La violence que veulent mettre en lumière Nazheli et Anthony, c’est pas la violence qui émane du fait que plein d’enfants soient écrasés, quand tu regardes « L’Ecole », là en face.
– Ah ?
– Ecoute-le, il a raison, lance la photo concernée, en face. Et puis il parle tellement bien de moi…
– La violence, elle vient du fait que chacun, sur cette photo, néglige les autres, à force de vouloir trop bien faire pour soi-même. Tu vois, la maman, elle s’en moque que les autres enfants se soient fait écraser par sa voiture, ce qui l’importe c’est que son enfant soit bien arrivé à l’école. Et sur moi, c’est pareil. La contractuelle n’a pour seul objectif que de réussir à dresser des contraventions.
– En fait, vous mettez en relief le côté obscur de la société, c’est ça ?
– Voilà. On met en relief l’individualisme, la place de l’argent, le pouvoir, les pulsions les plus sombres de la société, tout ça. « L’homme se prend les pieds dans le tapis qu’il a tissé lui-même », disent-ils parfois. Ils montrent les contradictions d’un monde où tout le monde veut être riche, en bonne santé, et heureux, et où en même temps, il faut bien vivre ensemble.
– C’est quand même très donneur de leçons, non ?
– Non ! crie derrière-moi le « Tribunal ».
– Ah non ?
– Non, c’est cynique, pas donneur de leçons. Ils sont taquins quand ils nous créent. Ils savent très bien qu’eux-mêmes font partie de ce monde plein de contradictions. C’est pour ça qu’ils font usage de l’humour dans leurs créations. C’est caustique et cynique, en fait. Mais pas condescendant. Ils mettent en scène la façon dont eux-mêmes ressentent leur propre quotidien.
– Et puis surtout, ajoute « L’Ecole », après tout, ce qu’ils font quand ils nous créent, c’est assez léger. Ils ont commencé à faire des photos ensemble pour s’amuser. Souvent, leurs idées leur viennent dans la rue, comme pour La Pause, un cousin qui a été imaginé un jour sur l’autoroute, quand Nazheli et Anthony se sont amusés à penser à des pompiers qui ne verraient pas un feu juste derrière eux ».
Un moment de silence me permet de contempler les photos que je n’ai pas encore vues : là, des hommes tous semblables attendent sur le quai du RER, pendant que l’un d’entre eux nourrit un dauphin qui semble tout droit sorti des voies. C’est vrai qu’en fait, ces photos sont à la fois amusantes et inquiétantes. Là, des gens dans des escalators, par files entières, sont accrochés à des perfusions d’un vert pas très ragoûtant. Ici encore, des types accroupis comme des oiseaux regardent fixement l’objectif, comme des corbeaux prêts à bondir sur leur proie (et ça tombe bien, « Corbeaux », c’est le titre de la photo).
« Tiens ! La preuve que The Blood Next Door est taquin et pas condescendant, c’est leur autre projet, les microfilms, fait une voix qui vient d’un peu plus loin, celle d’une photo où une famille affalée devant la télé dévore burger sur burger, à côté d’une corbeille de burgers, sous une photo de burger.
– Les microquoi ?
– Microfilms.
– Comme dans les films d’espion ?
– Pas du tout. Ce sont des films de même pas 30 secondes.
– Et ils racontent quoi ?
– Le climax d’un film, me répond la photo avec la voix d’un type en train de se goinfrer.
– C’est-à-dire ?
– Ce sont des films fictifs, un film d’action, un film d’espionnage, un film d’amour, résumés à leur portion congrue, leur scène la plus importante, en 30 secondes chrono. Histoire de se moquer un peu des stéréotypes de films au cinéma et de montrer qu’en fait, le reste est un peu vide.
– Alors donc, ils font de la vidéo en plus de la photo….
– Mais tu sais, reprend la première photo avec sa voix de mémé un peu menaçante, ce n’est pas à proprement parler de la photo qu’ils font.
– Pardon ?
– Ils travaillent plutôt comme des illustrateurs. D’abord, ils font des croquis pour prévoir leur oeuvre, ensuite, ils photographient, et puis le plus gros du travail a lieu au moment de la retouche.
– Ah oui d’accord, en fait la photo n’est qu’une base de travail.
– Voilà ».
Tout à coup, une sonnerie retentit et me tire de mon dialogue avec cette série d’oeuvres d’art.
« MERDE ! Mon train !
– Et voilà, on essaie de le faire réfléchir et lui ne pense qu’à son train, râle la photo du Tribunal.
– Bah oui mais désolé, moi je ne suis pas une oeuvre d’art. Allez, salut ! »
Mon dieu comme c’est intelligent. Bravo Bravo, enfin une réaction interessante, originale et créative face a cette expo qui est GENIALE. La médiocrité de certaines réactions m’a définitivement désespéré de la race humaine et de son plafonnage mental, petit cerveau étriqué dans ses conventions et ses limites qui aime vomir ses grandes vérités pour les imposer aux autres comme une nomenclature bien pensante. NON !!!!!!
Et puis voila que je tombe sur votre article. Un grand merci. Pour les artistes, pour LES artistes en général dailleurs et puis aussi pour moi tiens…car ça redonne espoir!
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