Bav{art]dage numéro 53
Paris, 20 novembre 2015
Quand « c’est » arrivé, j’étais en train de tenter de retranscrire en un dialogue cohérent les bribes d’une conversation que j’avais eue avec une oeuvre d’art en pleine foire d’art contemporain, fin octobre à Paris. On y parlait d’enfants tristes, de sentiment de malaise, et, au final, de la mort. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas aventuré sur ce terrain dans un Bav{art]dage, et ça se sentait, je peinais à écrire.
Et puis « c’est » arrivé. Les attentats, les coups de kalach, les tirs, les morts, la peur, les scènes de panique, les interdictions. Pendant plusieurs jours j’ai été incapable d’écrire, et, de toute façon, je n’en avais pas envie.
Vendredi, j’ai pris le dessus et ma sacoche, et je suis parti dans les rues de Paris, à la recherche d’une galerie, d’un musée, qui me donnerait à nouveau l’envie de causer avec une oeuvre d’art. Les rues de Paris étaient belles, comme toujours, comme si rien n’était arrivé, mais ses habitants, eux, semblaient marqués, comme au lendemain d’une grosse cuite où, la gueule de bois, tu te dis qu’après un bon McDo ça ira mieux.
Et c’est là que je l’ai vue. Sur la façade du Centre Pompidou, elle venait d’être installée, sous la forme d’une bâche de plusieurs dizaines de mètres carrés fraîchement accrochée. Là, sur fond blanc, se détachent un visage, et des lettres : « LIBERTE ». Peinturluré de couleurs vives, le visage est pris entre des mains. Sur un doigt, on lit « J’ECRIS ». Et là-dessus, « TON NOM ».
« Liberté, j’écris ton nom ». C’est le fameux poème de Paul Eluard, celui qu’on a tous plus ou moins appris à l’école. Je ne connaissais pas, en revanche, cette illustration, bien qu’elle me rappelât des choses vues ça et là, dans d’autres musées, au cours d’autres visites.
« Tu te trompes, m’interpella l’immense fresque. Sa voix, une voix de femme, était douce et suave, mais semblait aussi se montrer convaincue.
– Comment ça ?
– Le poème ne s’appelle pas « Liberté, j’écris ton nom ». Il s’appelle « Liberté » tout court.
– Ah bon ?
– Oui. Tu ne te souviens pas du texte, je parie ?
– Pas vraiment…
– Ce sont vingt strophes dans lesquelles Eluard veut « écrire son nom ». « Sur mes cahiers d’écolier, sur mon pupitre et les arbres, sur le sable de neige, j’écris ton nom ». Et ainsi de suite.
– Ah oui ça y est je me souviens, repris-je, à la fin le dernier mot, c’est « Liberté », tout seul.
– Voilà.
– C’est beau. C’est une ode à la liberté.
– C’est plus que ça. C’est un vrai poème d’amour, une déclaration d’amour à la liberté. Tu savais qu’Eluard n’avait pas du tout la liberté en tête quand il a commencé à l’écrire ? Il voulait le dédier à la femme de sa vie. Mais le seul mot qui lui venait en tête, c’était la liberté. Il l’a raconté. Il était en plein maquis, engagé dans la Résistance, et pour revoir son amoureuse, pour vivre à nouveau avec elle, il fallait être libre, il fallait que la France soit libre.
– Je… Je ne savais pas, ça.
– Et tu vois, en transformant son poème en déclaration d’amour pour la Liberté, Paul Eluard a transformé une volonté très concrète en désir universel. D’ailleurs, jusqu’à ce qu’on lise le dernier mot « Liberté », tout porte à croire que c’est le prénom d’une femme qu’il veut écrire partout.
– Je vois, oui. L’envie de retrouver sa bien-aimée se mêle avec le désir de liberté.
– Voilà. Tu comprends pourquoi je me retrouve là ?
– Parce que tu es un poème de Résistance ? Un symbole de la lutte pour la liberté quand la France allait mal ?
– Oui, ça c’est vrai. Mais pas seulement. Pense à ce que je viens de te dire…
– …
– Dis-moi ce que tu veux, là ?
– Qu’on soit libres. Je veux défendre les valeurs de la France, liberté, égalité, fraternité, lui répondis-je avec un brin de grandiloquence.
– Non, mais dis-moi ce que tu veux vraiment, vraiment.
– …
– Alors ?
– Je veux juste pouvoir aller boire un verre entre amis sans avoir à craindre quoi que ce soit, retourner voir des concerts, je veux qu’on puisse s’amuser encore ! lâchai-je dans un demi-sanglot.
– Voilà. C’est précisément la même chose que dans le poème d’Eluard. A travers ces grands mots, cette allégorie, ce qu’on veut aujourd’hui, c’est juste pouvoir vivre heureux, au jour le jour. Ce poème, il montre à quel point les valeurs fondamentales, les grands mots, sont reliés à notre existence de tous les jours.
– Et toi, tu es là pour le mettre en images.
– Exactement.
– Qui t’a réalisé ?
– Fernand Léger.
– Oh ? Mais tu n’es pas une création, alors ?
– Certainement pas ! Je suis la reproduction de l’une des illustrations qu’a créées Fernand pour illustrer le poème d’Eluard. Et je date de 1953, quand le poète est décédé et qu’un éditeur a eu l’idée de demander à Fernand de créer un petit livret dépliant, un « poème-objet », de quelques volets à peine.
– C’est étrange, je n’aurais pas dit que tu ressemblais à une oeuvre de Fernand Léger…
– C’est parce que tu ne connais pas assez son parcours !
– Eh !
– Si, je t’assure. Tu crois sûrement que Léger, c’est la peinture tubiste, qui…
– CUbiste.
– Non non, TUbiste. Cette peinture pleine de formes courbes, de couleurs vives parfois en dégradé.

– Oui voilà, c’est comme ça que je vois les toiles de Léger en général.
– Et c’est normal, c’est ce que le public connait le mieux de Fernand. Mais quand il m’a créé, c’était une autre période de sa vie. Dans les années 40 et 50, Fernand a beaucoup voyagé aux Etats-Unis, il s’est beaucoup inspiré du travail d’artistes américains… et il a produit toute une série de toiles dans le même genre que moi, où la forme et la couleur sont dissociées.

– Pourquoi ?
– On ne sait pas vraiment. Fernand racontait que c’étaient les lumières de Broadway qui lui avaient inspiré cette idée de ne plus remplir le dessin strictement par la couleur, de faire sortir la couleur des cadres du dessin.
– Ah c’est drôle tiens, c’est comme si la couleur était en liberté !
– …
– Quoi ? J’ai dit quelque chose de mal ?
– Tu crois aux coïncidences dans l’art ?
– Pas du tout. Il n’y a pas grand chose qui ne soit pas réfléchi, dans l’art. Enfin, je crois.
– Exactement. Et donc ?
– Oh. C’est volontaire, de la part de Léger, d’avoir utilisé ce style particulier ?
– Bien sûr ! Pour symboliser, en me créant, la liberté, Fernand a rendu leur liberté à mes couleurs vives ! Et voilà comment elles se sont retrouvées à envahir un peu à leur guise toutes les pages du livret dont je suis la couverture.
– En fait, toi aussi, tu es une ode à la liberté.
– C’est exact. Et comme chez Eluard, Fernand lui a donné les traits d’une femme. Je suis la parfaite illustration du poème.
– Merci.
– Oh, de rien, me fit l’oeuvre monumentale de sa voix douce. Si je peux me rendre utile pour me rendre plus claire…
– Non, ce n’est pas pour ça que je te remercie.
– Pour quoi donc ?
– Pour m’avoir encore plus donné envie de liberté, lui répondis-je ».
Et je tirai une chaise pour m’installer en terrasse du café qui lui faisait face.