Bav{art]dage numéro 52
Paris, Palais de Tokyo, 21 octobre 2015
C’est fou comme le Palais de Tokyo sait se renouveler, tout de même… Par le passé, je suis tombé sur cette galerie sous la forme d’un fragment d’une machine infernale, un automate géant – quand Philippe Parreno s’était emparé des lieux – puis transformé en un bord de mer où venait lentement se déposer l’écume filmée par Ange Leccia.
Et là, c’est une place de village. Pas une peinture représentant une place, pas une vidéo tournée sur une place de village. Non. Là, dans cette large coursive qui habituellement ouvre le lieu sur les skateurs (mais totalement occultée de la lumière du jour pour l’occasion), là, se dresse un gigantesque décor de théâtre qu’on croirait sorti de Méditerrannée, l’opérette de Francis Lopez.
Tout y est : les bâtisses en pierre, la pub murale pour les apéritifs Dubonnet, le café de la place et la fontaine de la place. Une vraie fontaine, avec de la vraie eau. Le tout baigné dans une lumière artificielle bleu nuit.
“Bonjour, m’aventure-je discrètement à dire à cette oeuvre gigantesque – en supposant qu’il s’agit bien d’une oeuvre d’art.
– Bonjour ! me répond-elle en chuchotant. Oui, Bonjour, c’est mon nom.
– Ah euh… Pour moi c’était juste une façon de m’adresser à toi. Une formule de politesse.
– Oui, c’est aussi ça, poursuit l’oeuvre, toujours en chuchotant.
– Et tu es quoi au juste, Bonjour ?
– Bonjour !
– Non non, là je t’appelais par ton nom.
– Oh pardon, je m’y perds tout le temps.
– Je suis l’oeuvre d’un jeune artiste islandais, Ragnar Kjartansson. Et je… Oh ! Attends ! Chut ! T-t-tais toi, ils se réveille !
– Qui ? Qui se réveille ?”
Pas de réponse. Un peu plus loin, une lumière vient de s’allumer. Dans le lit là-bas au fond, les draps ont bougé. Il y avait un type dans l’ombre. Je me déplace de quelques dizaines de centimètres. Le gus se redresse, s’étire, sort ses pieds du lit et se lève, en marcel et en caleçon.
“Mais… il était là depuis le début ?
– Chuuuut ! Je te répondrai quand elle aussi sera levée.
– Elle ? Il y a aussi une “elle” ?”
Oui. “Elle” allume la lumière à son tour, se lève et procède à son tour à un rituel matinal. Petit à petit le jour se lève sur la place, les spots donnant l’illusion d’un soleil de Provence, pendant qu’ajoutant à la liste des clichés, Charles Trenet se met à chanter La Mer dans les hauts-parleurs du Palais de Tokyo.
“BON ALORS ! dis-je à l’oeuvre en commençant à m’agacer. Qu’est-ce qu’il se passe, ICI ?
– Ca va, ça va, ne t’énerve pas ! me répond-elle, cessant illico de parler bas. Si tu es un peu patient, tu vas comprendre ce qu’il se passe. Tu vas assister à une rencontre amoureuse.
– Entre les deux performeurs ?
– Bien sûr, entre qui d’autre ?
– Je suis sot, forcément. Remarque, on voit tellement de choses dans l’art contemporain… »
L’homme a franchi le pas de la porte. Il allume une clope. « A des reflets chantants, la mer… »
« Je suppose que ça approche, la rencontre, déduis-je à haute voix.
– Tu supposes bien.
– On reprend la discussion après ? Je ne veux pas en louper une miette.
– Oh tu sais, si tu me loupes une fois, je reprends immédiatement après. Je m’active tous les quarts d’heure, de midi à minuit.
– Ah bon ? En boucle, comme ça ?
– Précisément. En boucle ».
La femme est sorti à son tour de son appartement. « Qu’on voit danser, le long des golfes clairs »… Alors que Trenet continue de dérouler son Anatole, elle descend les escaliers, un vase dans les bras, plein de fleurs. Elle s’approche de la fontaine, ou l’homme savoure sa cigarette – une Gauloise à n’en pas douter, vu le niveau de cliché de la scène. Et elle commence à changer l’eau de ses fleurs, quand leurs regards se croisent – mon dieu, j’ai l’impression de raconter l’intrigue d’un mauvais Harlequin ».
« Bonjour » dit-il.
« Bonjour », répond elle.
Leurs yeux continuent de se fixer quelques minutes… Avant de se détourner, et chacun reprendre sa direction. Lui reprend son journal, elle son pot de fleurs, lui regagne le seuil de sa porte, passe ladite porte, et commence à se préparer à se coucher. Elle monte les marches de l’escalier qui la mène chez elle, et rejoint son appartement où elle commence elle aussi à se mettre en tenue de nuit.
Puis ils se couchent. Lumière bleu nuit.
« Quoi, c’est tout ?
– Oui, j’ai fini. Et je vais recommencer immédiatement.
– Et rien ne va changer ?
– Non, rien de rien. Ragnar a écrit cette saynète de façon très précise, mouvement par mouvement et seconde par seconde. – Un peu comme une chorégraphie. Et chaque comédien qui l’interprète doit la suivre au millimètre près. C’est comme dans ses vidéos d’ailleurs, tout est très réfléchi, très mis en scène.
– Oh, il fait de la vidéo ?
– Oui nigaud, derrière toi. »
L’œuvre a raison, je suis un peu nigaud ; en me retournant je découvre une flopée d’écrans qui diffusent chacun une scène différente, ici un chien qui attend près d’une pendule, là un groupe d’enfants qui fait joujou. Tout semblerait sorti d’un même grand film, sans que rien ne les relie jamais. Mais ce ne sont pas ces écrans-là qui focalisent mon attention.
« N’essaie pas de me détourner de toi, dis-je à l’œuvre en ricanant.
– Je me disais que tu me ficherais peut-être la paix ! me répond-elle en laissant échapper un rictus. Oh pardon. Je suis censée être une scène sérieuse. Je ne devrais pas rire.
– Pas grave. Tu voudrais que je te fiche la paix pour que tu puisses recommencer encore et toujours, performance sans fin que tu es ?
– Je ne suis pas une performance.
– Pardon ?
– Non, je n’ai pas été conçu comme une performance.
– Mais… Je ne comprends pas. Il y a de la vie en toi, tu es forcément une performance.
– Non. Comment t’expliquer… Dans une performance, ce qui compte avant tout c’est l’action. Si j’étais une performance, je serais l’action des deux comédiens sur fond d’un décor. Or, je suis tout ça à la fois. Mon décor ici, il est aussi important que ce que font mes comédiens.
– Je crois que je comprends… Tu es un tout, une seule et même œuvre…
– Voilà. Un peu comme ces boîtes à musique où les personnages se mettaient à bouger quand les enfants les ouvraient, au siècle dernier. C’est ça, je suis une sorte de boîte à musique géante.
– Et donc ça fait de toi…
– … Une sculpture. Une sculpture vivante, certes, mais une sculpture quand même. Je n’ai pas de début ni de fin, je ne raconte rien.
– Tout de même ! Une rencontre amoureuse…
– Ça c’est toi qui le dis. Le fait que je sois répétée à l’infini me vide de tout ce que je peux raconter à la base.
– Oh… Comme avec les séries d’Andy Warhol où la forme et la répétition prennent le pas sur ce qui est représenté !
– Oui, bien vu !
– J’ai aucun mérite, c’est une œuvre de Warhol qui me l’a dit à cent mètres d’ici, la semaine dernière.
– Bref. Je m’inscris dans l’héritage de toute une série d’œuvres et d’artistes qui, au début des années 70, ont voulu transformer la vie quotidienne en œuvres d’art. Je ne suis plus « une rencontre », je suis une représentation de « la Rencontre », avec un grand R ».
Au moment où l’œuvre finit de m’expliquer sa raison d’être, les comédiens viennent de se dire « Bonjour » une deuxième fois. Et rebelote. Porte, coiffeuse, pyjama, lit, nuit, jour, étirement, Charles Trenet. Toujours les mêmes gestes.
« Mais… Je peux te poser une question un peu virulente ?
– Vas-y… Je suis une œuvre d’art, je suis là pour être questionnée.
– Si tu reproduis une démarche qu’avaient déjà les artistes des années 70… Tu sers à quoi ? Je veux dire, qu’est-ce que tu apportes de nouveau ?
– Je ne « reproduis » pas leur démarche. J’y rends hommage. J’y fais référence. C’est habituel que des œuvres d’art fassent référence à leurs aînées. Même si les artistes ne le faisaient pas exprès, ils ne pourraient pas s’empêcher de créer des œuvres qui d’une façon ou d’une autre font des clins d’œil à l’Histoire de l’Art. Parce que cette histoire, que beaucoup ont étudiée, elle est gravée dans leur inconscient.
Oh….
Et puis surtout, il y a une différence capitale entre les œuvres qui transposaient le quotidien au musée il y a quelques décennies, et moi.
– Laquelle ?
– Moi, le quotidien que je représente, avec mon décor, il n’a rien de vraisemblable. Je prends mes distances avec le premier degré. En moi, il y a du Pagnol, du Amélie Poulain si tu veux, la France que je représente n’est qu’un immense cliché de la France des années 50 telle qu’on se la représente. Ce n’est pas la vie quotidienne, c’est une image d’Epinal.
– C’est de la pure fiction, du coup…
– Oui, il y a de cela. Et Ragnar aime jouer sur cette frontière entre la réalité et la fiction. Dans beaucoup d’œuvres video, il met en scène des comédiens qui jouent, et dont on voit très bien qu’ils sont en train de jouer. Il m’a raconté une fois… Quand il était encore à l’école d’art, il a fait une série de vidéos dans lesquelles sa mère lui crache dessus. C’était son projet de fin d’études. Eh bien ça n’a pas du tout plu à son professeur. Mais alors pas du tout. « C’est de la merde, il lui a dit. On voit bien que ta mère joue la comédie. Elle prétend te cracher dessus mais elle se met presque à rire. Ton travail ne porte aucune violence en lui, c’est de la fausse violence. Ce n’est pas intéressant« . Voilà ce qu’il lui a dit.
– Aïe. C’est dur, surtout pour un projet de fin d’études.
– En apparence c’est dur. Parce qu’en réalité ce jour-là, son professeur lui a fait comprendre tout l’intérêt de son travail. C’est justement parce que la séquence était mal jouée, parce que la mère de Ragnar se mettait à pouffer de rire dès qu’elle lui crachait dessus que l’œuvre était intéressante.
– Pourquoi ?
– Parce que cette façon de tout sur-jouer, elle ruine l’illusion du théâtre ou du cinéma. Quand tu vois un mauvais comédien au ciné…
– Ou dans Plus Belle La Vie…
– Ou dans Plus Belle La Vie, si tu veux. Quand un comédien est mauvais, tu ne crois plus à l’action. Et donc ça pose tout de suite une distance entre toi et l’action, tu vois ?
– Je vois. La distance nécessaire pour réfléchir et se poser des questions. C’est du second degré quoi.
– Exactement ! Mais chuuuut, ça va recommencer ».
Et ça a recommencé encore quatre fois avant que je finisse par quitter l’oeuvre. J’avais eu le temps de réfléchir, largement. A quoi, je ne sais pas, mais ça, j’avais réfléchi.