Andy Warhol, ‘Shadows’

Bav{art]dage numéro 51
Paris, Musée d’art moderne, 6 octobre 2015

C’est… épatant. Je ne m’attendais pas à ça en arrivant au Musée d’Art Moderne pour y découvrir une exposition consacrée à Andy Warhol. Je n’ai jamais été un grand fan de l’artiste qui promettait un « quart d’heure de célébrité » à tous, mais pourquoi pas, un ensemble de tableaux abstraits.

L’immense salle circulaire du musée est occupée par une seule et immense rangée de tableaux, tous de la même taille. Il y en a des roses, des jaunes, des tout noirs (ou presque), et à chaque fois, un motif identique – ou presque – une forme abstraite sombre. Est-ce une fresque ? Une série ?

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« Bonjour, dis-je timidement à ces Shadows, m’adressant à celle qui, entre toutes ces toiles, voudra bien m’écouter et me répondre.
– BONJOUR ! » me répondent en choeur des dizaines et des dizaines de voix, toutes différentes.

Assommé par le choc – devenu sonore autant que visuel – je m’assieds sur l’une des trois banquettes au milieu de cette immense salle qui se finit là-bas, au loin, dans un virage.

« Vous… vous parlez toujours toutes ensemble ?
– OUI, OU PRESQUE, me répondent les voix, toutes en choeur.
– Mais alors, vous n’êtes pas une seule et même grande oeuvre ?
– NON. Nous sommes cent deux tableaux, tous différents, répond l’une des toiles.
– Tous indépendants, poursuit une deuxième.
– Chacun peint sur une toile et un châssis bien distincts, continue une troisième.

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– Mais non n’avons aucun intérêt si nous ne sommes pas exposés tous ensemble ! reprennent-ils tous à l’unisson, me brisant les oreilles si violemment que ma tentative de me lever est immédiatement anéantie.
– Dommage. Pourquoi ?
– Parce que si tu ne voyais que moi, m’interpelle à ma droite un tableau bleu, tu te dirais que je suis un truc vaguement abstrait, sans intérêt, et assez moche en somme.
– Sauf le respect que je te dois, c’est le cas.

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– Peut-être bien ! me répond le tableau jaune orangé, juste à droite du bleu. Mais est-ce que c’est vraiment-ce que tu t’es dit en entrant dans la salle ?
– Euh, non.
– Tu t’es dit quoi ?
– Euh… J’ai été impressionné par la place que vous occuper.
– EH BIEN VOILÀ ! me rétorquent toutes les oeuvres, encore en même temps.
– ARRÊTEZ ! Pas toutes à la fois ! dis-je en me bouchant les oreilles. Eh bien voilà quoi ?!
– Tu es toi-même la preuve, par A + B, que ce qui compte dans l’oeuvre d’Andy, c’est précisément la répétition, si possible à l’infini, commence à m’expliquer un autre tableau, rose fuchsia celui-ci, sur le mur d’en-face. Comme le disait un philosophe, David Hume, la répétition ne change rien dans l’objet qui se répète, mais elle change quelque chose dans l’esprit qui la contemple ».

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Avant de répondre immédiatement à ce mastodonte de peinture qui cite des philosophes, je profite de l’accalmie passagère pour me lever et faire un tour de la grande galerie.

Le tableau a raison : c’est une gigantesque répétition, qui n’a ni début, ni fin. Faut-il commencer par regarder les tableaux de droite ou de gauche ? Il n’y a pas de sens de lecture, rien de tout ça. Juste une interminable succession de tableaux, touts semblables mais jamais identiques. Interminable, assommante, mais en même temps sublime et – je ne sais pas pourquoi – fascinante.

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« Je ne t’ai pas bien compris, dis-je au tableau rose en revenant vers lui. C’est la répétition qui compte ? La répétition ? répète-je, en me rapprochant de la banquette au cas où il leur vienne à l’idée de tous me parler à la fois.
– Oui, me répond le seul tableau rose – ouf. Quand il y a une répétition, comme ici avec nous tous, toi, le spectateur, tu prends tes distances vis-à-vis de l’oeuvre et surtout de son sujet.
– C’est-à-dire ?
– Ca veut dire qu’au bout d’un moment tu ne vois plus du tout ce qui est peint, tu ne fais plus attention qu’à ce qui change d’un tableau à l’autre, aux techniques du peintre ! m’interpelle un tableau au fond de la salle, que je n’arrive même pas à voir.
– Tu te focalises sur la forme et plus sur le fond, résume un autre tableau, au loin.
– Sur le rythme plutôt que sur le sujet, fait un autre.
– Et tu oublies complètement de quoi il était question. Tu ne t’es même pas demandé ce que c’était, cette ombre que l’on représente, nous.
– Euh… Oui. Tu as raison. Je… C’est… Un truc anguleux ?
– Peut-être, répliquent toutes les œuvres.
– Comment ça, peut-être ?
– Andy n’a jamais précisé de quelle photographie il est parti pour nous peindre, me dit le tableau rose. Nous ne sommes que des sérigraphies, nous n’avions jamais rencontré notre modèle. Et comme notre créateur n’a jamais dit de quoi il s’agissait…
– Mais vous devez bien avoir une idée non ?
– DES IDÉES, ça on en a oui, répondent les 102 tableaux.

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– Et donc ?
– Un penis en érection.
– Une bougie.
– Un pur montage pour symboliser la mort ?
– Et il y a une chance pour que ce soit une de toutes ces affirmations ?
– Minime, reprend le tableau rose. Le seul témoignage à peu près sûr que l’on ait, c’est celui de XX, l’un des assistants d’Andy dans sa Factory, son atelier. Il nous avait expliqué que c’était juste l’ombre produite par des tableaux posés contre un mur.
– Oh. C’est intéressant ça. Des tableaux abstraits qui en réalité représentent d’autres tableaux… Ça me plait bien !
– Et nous en sommes ravis ! me fait un tableau parmi les plus éloignés de moi. Mais malheureusement, on ne saura jamais si cette mise en abyme est avérée ou pas.

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– TOUT ÇA POUR DIRE, reprend le tableau rose, en interrompant l’autre, que c’est la série qui fait la force des œuvres de Warhol. C’est très visible avec nous, mais c’est pareil avec toutes ses toiles. Quand il reproduit des photographies par dizaines pour les peindre, au bout d’un moment, tu finis par te détacher du fait que ce qui est représenté, c’est une star du cinéma ou une chaise électrique. Ce qui compte, c’est la forme, la série, l’image en elle-même. Tu vois ?
– Je vois, oui.
– Et nous, nous sommes ce raisonnement poussé à l’extrême.
– A l’extrême, c’est le moins qu’on puisse dire… C’est fou, vous êtes une des seules œuvres qu’on ne puisse pas voir d’un coup d’œil, sans avoir à se déplacer.
– OUI ! s’exclament en chœur les œuvres, m’assénant encore un coup de marteau dans le crâne.
– C’est ce que voulait Andy en nous créant, poursuit le tableau bleu qui m’avait adressé la parole au début. Faire sauter les limites de l’art, de la façon d’exposer, avec des œuvres longues, répétitives, impossibles à regarder dans leur intégralité, et donc très difficiles à exposer. Tu as vu le film dans la salle précédente ?
– La vidéo en plan fixe de l’Empire State Building ? » fais-je, me félicitant d’avoir passé  suffisamment de temps devant l’œuvre filmée en question.

Pas plus de quelques secondes à vrai dire, qui m’avaient suffi à saisir que les huit heures et des poussières de la vidéo ne m’offriraient pas beaucoup plus que cette vue du sommet de l’Empire State Building dans la nuit.

« Oui, ce film-là. Huit heures, sans générique, sans début, sans fin, sans histoire, projeté en boucle. Presque impossible à regarder en entier.
– Tu m’étonnes….
– Et plus encore, reprend le tableau rose en me hélant, impossible de savoir, quand tu arrives devant ce film, si tu es en plein milieu, au tout début ou pas très loin de la fin.
– Comme pour vous. Je me faisais la remarque, vous n’avez pas de début ni de fin non plus.
– Voilà.
– NOUS SOMMES DES ŒUVRES ILLIMITÉES, me hurlent dans le crâne les 102 tableaux.

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– Mais euh… Excusez-moi mais… Une œuvre d’art qu’on ne peut pas exposer, ça n’a pas beaucoup d’intérêt si ?
– Tu te trompes, me rétorque le tableau rose. Elle sert justement à prouver que l’art a des limites ne serait-ce que physiques. Mais après tout, qui a dit que nous sommes de l’art ?
– Pardon ?
– Qui a dit que nous, cette série de 102 tableaux, nous étions de l’art ?
– Je ne sais pas moi ! Je ne suis ni artiste, ni critique ni commissaire ! Qui l’a dit, donc ?
– En tout cas pas Andy.
– Quoi ?
– Andy Warhol disait que ce n’était probablement pas de l’art. Il racontait à ceux qui lui demandaient si c’était de l’art que non, que comme ils passaient de la disco pendant le vernissage, c’était probablement un décor disco.
– Vraiment ? C’est quand même bizarre…
– Et pourtant ! reprend le tableau jaune. La preuve que nous ne sommes pas vraiment une installation artistique, c’est que nous n’avons pas de plan d’installation.
– Il n’y a pas d’indication pour vous accrocher ?
– Pas vraiment non. Ce sont les assistants d’Andy qui nous ont accrochés la première fois que nous avons été exposés. Et ils nous ont mis les uns à côté des autres, dans l’ordre où nous venions, sans que cet ordre soit réfléchi. Il y a une part de hasard dans notre accrochage.

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– Un DÉCOR DISCO, nous sommes ! UN DÉCOR DISCO ! » me font les oeuvres toutes ensemble, en se mettant à murmurer des chansons disco, chacune une différente. Je reconnais d’abord des bribes de « The beat goes on », de « Let’s all chant », et petit à petit toute cette musique devient un brouhaha infini dont je n’arrive plus rien à percevoir que le bourdonnement qu’il inflige à mes oreilles.

C’est bien vrai, ce qu’elle me disait, cette bande d’oeuvres. A force de surcharge et de répétition, je n’étais plus bien sûr de ce que j’avais compris. Mais face au brouhaha, j’ai dû quitter les lieux.

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