Les vacances de Bav{art]dages, ép. 3
Istanbul, le mercredi 9 septembre 2015
Chers Space Invaders,
Vous avez beau avoir investi tout l’espace des villes, les musées ont encore un bel avenir devant eux. Et c’est une oeuvre – dans un musée, forcément – qui me l’a rappelé. J’étais en train de me promener au musée d’art contemporain d’Istanbul, le Istanbul Modern, quand je suis tombé sur une gigantesque installation à deux étages. Dans un grand bloc en béton, au premier étage, des biches empaillées dans un décor apocalyptique de pneus éparpillés et de sol défoncé. Au rez-de-chaussée, dans des jardinières en métal, des petites pousses dans du terreau.
Quel rapport avec les musées, vous allez me dire ? Vous allez comprendre… La discussion que j’ai eue avec cette oeuvre était épatante.
D’autant plus épatante qu’au premier abord, je n’ai pas accroché du tout.
“Et voilà, encore un truc bien moche et bien plombant, ai-je dit sans même interpeller l’oeuvre.
– Tu dis ça parce que tu n’as pas essayé de me comprendre, m’a-t-elle répondu.
– Pardon. J’ai souvent tendance à me laisser embarquer par ma première impression.
– Tu fais mal.
– Je sais, c’est un vieux réflexe depuis que je suis gamin.
– Je suis tout sauf une oeuvre plombante. Tu ne trouveras pas plus optimiste que moi dans cette exposition ?
– Ah vraiment ?
– Oui.
– Et qui es-tu pour être si optimiste ?
– Enfin les présentations. Je m’appelle The Shelter, et je suis une installation de l’artiste ukrainien Nikita Kadan. Il est artiste et activiste depuis dix ans, même s’il est assez jeune… il est né en 1982.
– Ah en effet, il a commencé jeune.
– Il avait 23 ans. Et depuis toujours, il s’intéresse à l’histoire, à l’éducation, à la mémoire… et maintenant à la guerre qui fait rage dans son pays.
– Tu représentes un paysage de guerre, c’est ça ?
– Dans ma partie supérieure, oui. Je suis une référence à la guerre qui fait rage en Ukraine. Vois-tu ces pneus ?
– Ce sont les pneus des barricades. Ces mêmes barricades qu’on a vues sur la place Maidan, quand les révoltes ont commencé. Le béton, c’est celui des bâtiments défoncés.
– Et les biches ?
– C’est quand la nature reprend ses droits sur les terres où tout à été détruit. Mais en même temps… ces biches, elles sont mortes, elles sont empaillées. Le paysage que je représente, là haut, c’est un paysage de mort totale. Il n’y a plus rien, plus une once de vie.
– Pas exactement. Nikita s’est inspiré d’un paysage qu’il a vu… Celui d’un musée qui a été entièrement détruit dans l’est de l’Ukraine.
– Oh. C’est un musée.
– C’était. Tu vois bien qu’il n’y a plus de musée.
– Et en bas, de quoi s’agit-il ?
– Approche toi…
– Vraiment ?
– Oui, n’aie pas peur.
– Des plantes qui poussent.
– Dans ces bacs en métal ?
– Oui. Et ce ne sont pas des bacs en métal, ce sont des lits d’abris anti-atomiques.
– Oooh. Je commence à comprendre… Tout est détruit en haut, mais ça ne veut pas dire que tout est mort ?
– Voilà…
– Et même si là-haut le paysage a l’air dévasté, ça ne veut pas dire qu’en-dessous, la vie est prête à repartir, et que le musée pourra refleurir un jour ou l’autre, et diffuser à nouveau la culture ?
– C’est exactement ça.
– Mais c’est un fantastique message d’espoir !
– Non.
– Pardon ?
– Nikita n’aime pas l’idée de l’espoir. C’est un peu naïf, l’espoir. Ça te fait croire que tout va rentrer dans l’ordre comme ça, comme par magie. Et ce n’est pas le cas. Les choses n’arrivent pas toutes seules.
– Mais ici, il n’y a pas d’être humain ! Elles poussent toutes seules ces plantes !
– Et tu crois qu’elles sont arrivées là comment ? Dans des jardinières en métal sous le niveau de la terre, enfouies dans ce qui ressemble à un abri anti-atomique ? Il y a forcément quelqu’un qui est venu les planter ici.
– C’est vrai, tu as raison.
– Oui, je suis une œuvre positive, optimiste même, j’accepte ! Mais pas une œuvre pleine d’espoir ! Ce n’est pas de l’espoir, ça, c’est de l’esprit de résistance ! Je suis là pour montrer qu’ils n’auront pas les musées, qu’ils n’auront pas la culture, avec leurs guerres ! »
Et voilà, chers Space Invaders, voilà comment des biches et un abri anti-atomique m’ont rappelé que le musée aussi était un lieu de résistance.