Boryana Rossa, ‘Civil Position’

Les vacances de Bav{art]dages, ép. 2
Sofia, Bulgarie, le 5 septembre 2015

Chère Origine du Monde,

Je mets à profit mes vacances pour lire, et j’ai trouvé quelque chose qui pourrait bien t’intéresser. Je suis tombé sur le livre d’une historienne de l’art, Mélissa Rérat, ‘L’art vidéo au féminin’. Elle y explique que l’art vidéo a été très prisé par les artistes femmes parce qu’il n’a pas la longue histoire de la peinture et de la sculpture, qui trainent derrière eux une grosse lignée d’artistes hommes.

Et j’en ai eu la preuve peu de temps après… En plein cœur de Sofia, en Bulgarie, la seule œuvre vidéo du musée d’art contemporain de l’Arsenal était signée par une femme !


A vrai dire, je n’ai pas tout de suite vu qu’il s’agissait d’une œuvre vidéo. Dans un coin du SAMCA, qui n’est encore qu’un embryon de musée, où des morceaux choisis des collections contemporaines nationales bulgares étaient exposées, c’est d’abord une photo qui m’a attiré l’œil, là, dans un coin de la galerie.


« Bonjour, ai-je essayé de lui dire en espérant qu’une œuvre d’art bulgare soit capable de comprendre le français.

-Bonjour, me répondit l’image, m’obligeant à m’approcher pour entendre, comme si elle parlait derrière un morceau de tissu.

Et pour cause : le cliché représentait un individu dans la rue, à genoux, main menottées et visage cagoulé

« Je suis Civil Position, une œure de Boryana Rossa réalisée avec le collectif Ultrafuturo, en 2007, poursuit-elle avec un léger accent bulgare

– Et que représentez-vous ?

– Moi, je ne suis pas vraiment une œuvre d’art. Pas toute seule en tout cas. Je ne suis que la trace photographique d’une performance de Boryana. Par être encore plus exacte, je suis une photo réalisée par Ultrafutuo pour immortaliser l’intervention artistique.

– Ah oui d’accord. Les membres du collectif sont venus filer un coup de main, quoi…

– C’est un peu ça. Comme Boyana fait partie d’Ultrafuturo, ils s’aident parfois les uns les autres. Vou­s avez, la situation pour les artistes n’est pas toujours facile dans ce coin de l’Europe. Prenez Oleg Mavromatti, le compagnon de Bayona et cofondateur avec elle d’Ultrafuturo. Depuis qu’il a réalisé une performance en Russie, son pays natal, en l’an 2000, dans laquelle il se faisait crucifier, il est recherché par les autorités russes.

– Crucifier, carrément ?

– Oui. Enfin, c’était pour le tournage d’une vidéo, mais il s’était bel et bien fait clouer les mains. Pour dénoncer les rapports entre l’église orthodoxe et le pouvoir politique. Et il s’est retrouvé avec la section d’enquêtes sur les crimes religieux sur le dos, et le conseil d’un juge de ne pas remettre les pieds en Russie s’il partait en Bulgarie. Et depuis 2010, il est bloqué ici parce que l’ambassade russe ne veut pas renouveler son passeport. »

Il régnait un silence de mort dans la galerie. Je crois que quand j’ai dégluti ma salive, ça a fait un « gloups » de terreur.

« Et vous donc, quelle action étiez-vous ?

– Regardez la vidéo à côté de moi, vous allez saisir. »

Je ne l’avais pas remarquée. A gauche de la photo grand format, trônait un petit moniteur sur lequel la performance de Boryana Rossa s’animait. Elle restait toujours immobile, mais les passants autour d’elle passaient – comme des passants – et ne s’arrêtaient pas, ou quelques secondes pour lancer un regard en coin.


« Trois heures, me dit la vidéo alors que j’étais en train de la regarder

– Pardon ?

– Trois heures. Boryana est restée trois heures comme ça, menottée au sol, pendant que personne ne faisait rien pour elle.

– C’est elle qui est encagoulée, là ?

– Oui, c’est elle. Boryana se met elle-même en scène lorsqu’elle fait des performances. Mais en fait ici, pour me réaliser, elle n’a fait que reproduire une scène qu’ elle avait vu au même endroit une semaine plus tôt.

– C’est à Sofia ?

– Oui, sur le pont de l’Aigle. Il y avait une fille agenouillée et menottée, avec un sweatshirt sur la tête. Et la police l’a faite rester là une heure.


– Oh… Alors c’est une forme d’hommage ?

– Si vous voulez. Je vois plutôt ça comme la réexploitation d’une scène de la vie réelle par sensibiliser. Comme quand une photo choc est utilisée dans une manifestation, vous voyez ?

– Je vois. Par sensibiliser à quoi ?

– C’est pourtant clair non ?

– Peut-être, mais j’aime bien poser des question

– C’est pour montrer à quel point la société est à genoux. Mise à genoux par les autorités. C’est une métaphore, voyez-vous.


– Eh bien vous voyez, je ne pensais pas du tout à cela. Je croyais que c’était une façon de montrer que la société ne fait rien pour l’aider.

– Il y a ça aussi. Vous imaginez, trois heures sans que personne ne vienne agir ! Et ce n’était pas peine d’inciter les passants… Tout autour d’elle, Boraya avait disposé des tracts appelant à l’action citoyenne.

– Et ça s’est fini comment ?

– Regardez-moi, la fin vient bientôt ».

Trente secondes plus tard, un vieux monsieur, peut-être un SDF, adressait un doigt d’horreur à la caméra, en insultant le caméraman et en lui reprochant de filmer depuis tant de temps. Voilà comment ça s’est fini, cher tableau : il a fallu que ce soit un marginal, un type en dehors de la société, qui intervienne pour critiquer le fait même que la société se moquait de la situation.
Je ne sais pas trop pourquoi je t’écris tout ça à toi, l’Origine du Monde. Mais j’avais besoin d’en parler.

Porte-toi bien,

J.

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