Anish Kapoor, ‘Dirty Corner’

Bav{art]dage numéro 45

« Alors donc c’est toi », dis-je à l’immense sculpture qui se dresse devant moi, haute de plusieurs mètres et plus longue encore. « Oui », me répond-elle simplement d’une voix qui fait trembler le sol.

Mais les milliers de personnes qui m’entourent n’y prêtent pas attention, plus occupés à contempler les allées du jardin de Versailles. Moi, je profite des quelques minutes de jour qui me restent avant le début des Grandes Eaux Nocturnes, pour échanger quelques mots avec l’oeuvre qui se trouve face à moi.

« Dirty Corner », dis-je, en dévisageant l’oeuvre comme un mafieux dévisagerait l’indic qui l’a trahi. « L’oeuvre qui a fait scandale. Le vagin de la reine.
– Oh, ne commence pas avec ça, me répond l’oeuvre, agacée. Tu crois que je n’en ai pas assez tout au long de la journée ? Si c’est pour me critiquer bêtement, ne viens même pas me parler.
– Quoi, c’est si difficile que ça à vivre, d’être une oeuvre à scandale ? C’est bon quoi, ton seul sabotage, ce n’est qu’un jet de peinture jaune.
– Déjà, ce n’est pas rien. Mais ce n’est pas ça qui fait le plus mal.
– Qu’est-ce que c’est alors ?
– Tais-toi…
– Pardon ?
– Tais-toi deux minutes et tends l’oreille. Ecoute tes semblables humains qui passent près de moi ».

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Suivant ses indications, je me poste quelques pas plus loin, à l’angle du grand carré d’herbe sur lequel est posée cette immense corne d’abondance vacillant entre le rouge et l’ocre, entourée de pierres plus ou moins aléatoirement disposées. Juste assez près de l’oeuvre pour entendre ses spectateurs, juste assez loin pour ne pas attirer la curiosité des deux gardiens chargés de surveiller l’oeuvre. « Pff. Et tu trouves que ça c’est de l’art ? » entends-je derrière moi. Un couple est en train de contempler l’oeuvre avec un air dégoûté. « Ne regarde pas ca, c’est grossier », dit une maman à sa fille, pas loin. « Mais pourquoi maman ? C’est une trompette ! » répond la gamine. « Non ma chérie. Tu comprendras plus tard ». « Ou pas ! » lance un type qui passe par là. « J’ai 53 ans et j’ai toujours pas compris ce que ça foutait là. À part ruiner ce superbe jardin », poursuit-il en s’éloignant. « Ha ha ha ! » se marrent un groupe de jeunes. « Elle avait une grosse chatte la reine, tout le monde lui était passé dessus ! » dit le plus fin d’entre eux. « Ca me révolte. Combien tu crois que ça a coûté à l’Etat ce truc ? » Demande une femme élancée à son mari. « Je sais pas. Mais peut-être que ça appartient pas à l’Etat, j’ai vu le nom d’une galerie à l’entrée », répond l’homme, hésitant. « C’est encore pire alors ! Tu imagines ce qu’il a dû pouvoir défiscaliser en achetant cette ruine ? »

« – Wow. Mon pauvre, tu en prends pour ton grade.
– Je n’en peux plus. Depuis le début c’est comme ça. Sans compter ces idiots qui sont venus m’asperger de peinture jaune l’autre jour.
– Je compatis. Ça doit pas être facile.
– D’être une œuvre que tout le monde déteste ? Non, en effet, c’est pas facile. Je me sens presque aussi renégat que les colonnes de Buren.
– Mais tout le monde ne te déteste pas voyons !
– Si ! Je fais partie de ces œuvres qu’on adore détester. Ça fait tellement bien de dire que je suis un gâchis pour le paysage et une honte vis-à-vis de l’histoire de France qui repose ici, à Versailles ! Je suis sûr que même les gens qui m’aiment bien ou qui n’en ont rien à faire de moi s’en donnent à cœur joie contre moi rien que pour avoir des choses à dire sur l’art contemporain !
– Ho, calme-toi quand même, tu n’es pas le centre du monde. Tu n’es qu’une œuvre d’art, il se passe bien d’autres choses dans le monde, les journaux ne se sont par arrêtés à ton installation ici.
– C’est vrai… répond l’œuvre monumentale dans un soupir.
– Et puis, tu l’as bien cherché non ?
– Quooooi ? Moi ? Non !
– Ton artiste ! Anish Kapoor ! Tu es « le vagin de la reine » si on se fie à l’interview qu’il a donnée au JDD. Il l’a dit où il l’a pas dit, ça ?
– Mais j’en sais rien moi ! Je n’étais pas en interview avec lui ce jour-là. Tu crois que je peux le suivre partout où il va ? Tu m’as vu, un peu ?
– Ce n’est pas ce que je voulais dire… Quand il t’a créé, il t’a dit si tu étais une vision du vagin de la reine ?
– Non ! Il ne m’a pas dit ça. Mais ç’aurait été tout aussi bien s’il l’avait dit.
– Comment ?
– Quoi comment ?
– Comment ça, « c’aurait été tout aussi bien » ?
– Alors tu n’as rien compris à ce que je fais là. Si tu me demandes ça, c’est que tu n’as pas capté une once de l’intérêt de ma présence.
– Eh bien éclaire-moi, mâdâââme la sculpture !
– Tu vois ce grandiose jardin à la française, là, tout autour de toi ? Avec ces grandes allées toutes droites, ces grandes haies parfaitement taillées ? m’indique la sculpture, alors que je jette un long regard circulaire autour de moi.

– Oui, je vois.
– Eh bien moi, je suis là pour mettre le bordel dans tout ça. Voilà, c’est aussi simple que ça. Alors si on peut faire croire qu’en plus de saccager le jardin, je suis un immense vagin royal, c’est tant mieux.
– Mais… mais pourquoi saccager les lieux ?
– C’est presque un hommage à Versailles. Comment voudrais-tu avoir l’ambition d’embellir un lieu déjà si parfait ? C’est impossible. Totalement impossible. Alors faute de pouvoir embellir les lieux, Anish a choisi de les amocher. De renverser les perspectives, de rendre tordu ce qui est droit. Tiens, regarde sur mon côté. »

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C’est un véritable décor de film catastrophe qui s’étale sous les yeux. Là où la gigantesque trompe en métal s’engouffre sur terre, des mottes de terre parsèment le parterre de pelouse normalement si bien apprêtée. Certaines sont teintés d’un rouge bordeaux – rouge sang ? – intriguant. Et non loin, un trou, creusé dans l’herbe, béant, lui aussi en partie rougeâtre. Et au bout, l’autre extrémité de la sculpture n’évoque plus le sexe féminin, mais son homologue masculin.

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« Alors tout ça, c’est juste pour mettre Versailles sens dessus-dessous ? demande-je à l’œuvre.
– Tu ne crois pas si bien dire ! Plus loin là bas tu trouveras une fontaine inversée ! Au lieu de projeter l’eau dans les airs c’est un vortex qui envoie l’eau sous terre. Anish a tout renversé !
– C’est un clin d’œil à la révolution ?
– Oui et non. En nous créant, ici, Anish nous a un peu fait la même chose que les révolutionnaires qui voulaient renverser le pouvoir à Versailles. Mais métaphoriquement, seulement. Car ce qu’il cherche, mon artiste, ce n’est pas à passer un message politique.
– C’est quoi alors ?
– Il joue avec la perception. Son travail sert toujours à transformer la façon dont on voit un lieu, dont on s’y déplace, dont on le regarde. Ça peut être avec des obstacles, des bosses, des creux, comme pour moi, tu vois. Et ça peut prendre toutes les formes, de la sculpture brute comme moi aux petits tas de pigments, en passant par des miroirs. Tu as vu mon cousin miroir un peu plus haut, là-bas ?

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– Le grand miroir circulaire ?
– Oui. On dit convexe.
– Euh non, concave.
– Convexe.
– Ça dépend d’où tu le regardes. Il a deux faces.
– Certes. Mais quel que soit ton point de vue, le résultat est le même : ta perception change, tu vois le jardin ou le Chateau de Versailles complètement à l’envers. Et toi dedans.
– Je commence à comprendre le truc.
– Et parfois Anish va jusqu’à créer un espace nouveau dans l’espace d’exposition pour faire perdre complètement ses repères au visiteur. Tu avais visité le Grand Palais quand c’était Anish qui était aux commandes de l’expo Monumenta ?
– Non, désolé.
– C’est regrettable. Car tu n’aurais pas visité la nef du Grand Palais, tu aurais visité l’œuvre en elle-même, Léviathan, en entrant à l’intérieur !

– Mais à quoi ça rime tout ça ? demande-je à l’œuvre monumentale. Je comprends bien l’idée de perturber l’environnement de la personne qui vient te voir, ça d’accord.
– Jusque-là tu as bon.
– Mais pourquoi ça ? C’est pour faire comprendre quelque chose au visiteur ? Ou c’est juste pour l’expérience sensorielle ?
– Y’a de ça.
– Quoi ? L’expérience ? Ou le message ?
– Y’en a aussi.
– Je comprends rien !
– Accroche-toi, c’est là que ça se complique.
– Je suis prêt.
– Les œuvres d’Anish, comme moi, on fait remonter ce qu’il y a de plus pur en l’être humain comme ce qu’il y a de plus sombre, parfois trash, de plus animal. À nous toutes, nous évoquons à la fois les bas-fonds de l’esprit humain et, à l’inverse, ce qui l’élève.
– Oulà. Tu avais raison, faut s’accrocher.
– Ce n’est pas si compliqué, en fait, si on s’attache à nous regarder de plus près. A nous regarder, il y a d’un côté des oeuvres pures, de belles sphères, des miroirs, et de l’autre les oeuvres trash, à base de cire qui dégouline, de formes équivoques et de projections violentes. Mais en fait, nous sommes presque toutes des œuvres à double lecture. A première vue, si tu me regardes moi, avec mes mottes de terre renversée, mes traces qui ressemblent à du sang et ma forme équivoque, je n’ai rien à voir avec le miroir presque parfaitement sphérique qui se dresse dans mon prolongement.
– C’est sûr.
– Et pourtant, on se ressemble plus qu’il n’y paraît. Si tu me prends comme sculpture au sens strict, j’ai une belle forme régulière, mathématique, pure. C’est ça qui fait la force des oeuvres d’Anish. Avec des formes simples, épurées, il arrive à évoquer nos moeurs les plus animales. Avec un simple mur bombé, il rappelle la gestation. Quand il fait entrer les visiteurs à l’intérieur de son Léviathan rougeâtre et chaud, malgré ses formes parfaites, on ne peut pas ne pas penser à l’intérieur d’un corps humain, comme si vous étiez retournés dans le corps de maman. Et je ne parle même pas de sa sculpture géante à la Tate Modern en forme de trompe géante.
– Hm, oui, pas besoin, j’ai saisi ».

« Dieu que c’est laid ! Comment osent-ils ! » fait derrière moi une nouvelle voix, interrompant notre conversation. Un type se tient là, son appareil photo à la main, en train de mitrailler l’oeuvre tout en la critiquant.

« Monsieur, avant de dire ça, essayez de comprendre l’oeuvre, ce pourquoi elle est là.
– C’est quoi ton problème toi ? J’ai le droit d’en dire ce que je veux.
– Mais je ne vous permets pas de juger comme ça sans connaître !
– Tu ne me permets pas ? C’est un bout de métal en forme de vagin, voilà ! Y’a pas plus à connaître !
– Si ! »

Le type s’en va. « Ca ne sert à rien, me souffle alors l’oeuvre. Tu te fais l’avocat du diable. Face à ceux qui me prennent pour un sacrilège, je suis indéfendable ». Tu devrais plutôt profiter du feu d’artifice, moi je vais bientôt passer au second plan, la nuit tombe.

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