Bav{art]dage numéro 44 – Attention, cet épisode contient des images pouvant choquer les personnes sensibles.
C’est dans ce genre de situations que je réalise le parisien que je suis devenu. Sitôt franchi le périph, je suis perdu. Mauvaise station d’arrivée, mauvaise direction dans le tramway, mauvais choix de bus, et finalement il m’aura fallu plus d’une demi-heure pour rejoindre le grand Beffroi où se déroule le salon d’art contemporain de Montrouge. Le soixantième du nom. Après ma rencontre — en rêve — avec l’une des oeuvres du salon, je ne pouvais pas me permettre de ne pas y aller. Me voilà donc à l’entrée de cet imposant bâtiment où vient d’ouvrir ce qu’on m’a présenté moult fois comme l’événement incontournable. « Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! »
DU CALME ! D’accord, la politesse est une chose importante, mais « soixante fois bonjour, ça fait beaucoup, non ? », demande-je à la cage d’ascenseur décorée, qui vient de m’interpeller 55 fois, avec 55 voix différentes.
« – Oh, désolé. C’est que, nous sommes une oeuvre à 110 mains. Alors forcément, ça facilite pas la communication.
– A 110 mains ? Comment ça ?
– Nous sommes une oeuvre collaborative. Et une création, en plus. C’est une idée des organisateurs du Salon, pour le 60e anniversaire. Ils ont demandé à 55 anciens du Salon de créer une seule et même oeuvre, tous ensemble. Alors du coup, l’oeuvre que nous sommes s’exprime d’autant de voix que d’artistes qui ont mis la main à la pâte. »
Dans le brouhaha monstre provoqué par les 55 voix de la même grande oeuvre, je contourne la cage d’ascenseur et pénètre dans la grande salle polyvalente reconvertie en parcours d’expo, où tapis rouge et panneaux vaguement humanoïdes aident les visiteurs à se repérer d’un artiste à l’autre, d’un primé à un jeune talent qui retentera sa chance l’année prochaine.
Tiens ! Là, ce sont les oeuvres de Jérôme Cavaliere, dont l’une des leurs m’a parlé en rêve, l’autre jour. Aussi désopilantes que dans le rêve en question, on y voit une scientifique expliquer très sérieusement, sur BFM TV (ou presque) pourquoi il faut désormais faire des contrôles anti-dopage des artistes, dans les salons. Là, c’est une performance, une danseuse fait le tour de la salle avant de se poser sur un rocher factice comme une sirène échouée.
“Hé ! Viens, approche ! me fait une oeuvre, là-bas, au loin, dans l’obscurité.
– Moi ?
– Oui, hin hin hin, toi, répond-elle avec un rire malsain. Approche, n’aie crainte. »
Crainte de quoi ? L’œuvre qui m’interpelle est cachée dans une petite baraque noire, comme celle disposées un peu partout dans cette grande salle, pour abriter les travaux vidéo des jeunes artistes du Festival. Il me faut donc m’approcher pour voir de quoi il s’agit, contourner la paroi pour pénétrer dans cette alcôve muséale.
Beuark.
Ce n’est pas une œuvre qui m’accueille ici, mais toute une série. La première d’entre elles est un petit clavier MIDI relié à un écran sur lequel gisent des souris sur une table, visiblement prètes à être disséquées. « Vas-y, joue ! Tu peux toucher le clavier, je suis sûr que tu sais jouer quelque chose », me dit l’œuvre de sa voix de pervers, comme pour me tenter.
Re-beuark.
Les petites souris se mettent à “chanter”, en expirant une petite bouffée d’air causée par la pression de la touche du clavier. En somme, et pour résumer, je peux faire chanter “au clair de la Lune” à une troupe de deux douzaines de souris mortes prêtes à la dissection. « C’est dégueulasse ! » m’écrie-je à voix haute dans la petite salle sombre, adressant mon exclamation à qui veut bien l’entendre – et à l’œuvre elle-même.
« Mais oui, et c’est justement ça qui est bon, me répond la voix insidieuse de l’œuvre, qui semble tournoyer autour de moi, comme dans un film d’horreur de série B.
– Pardon ?
– Plus c’est dégeu, mieux c’est.
– Mais dans quel but ? Quel intérêt ?
– Aucun. Le pur plaisir de la mise en scène du gore, du sang, de la douleur, DE LA MORT. Je te présente un courant artistique, le perversionnisme.
– Le perversionnisme ? Jamais entendu parler.
– C’est normal, c’est un courant fort méconnu, originaire d’Amérique du Sud. Et Nieto, mon créateur, en est le représentant majeur – et le principal curateur – ici en France. Jette donc un œil à mes comparses œuvres, tu vas voir l’esprit du mouvement », l’ordonne l’œuvre sur un ton pas du tout rassurant.

Une rotation sur moi-même m’offre à voir une immense toile, un peu plus haute que moi, parsemée de trous et d’une sorte de peinture ocre tirant vers le rouge. « Ça ? C’est le perversionnisme ? Je pige pas.
– Allons, tu n’as pas une petite idée de ce que peut être cette matière marron et rouge ?
– Non… C’est quand même pas…
– Regarde l’écran, là, tu vas voir ! »
À gauche de la toile, un smartphone sert de moniteur de poche pour afficher les images de ce qui semble être une performance. Sur le minuscule écran, je distingue la toile qui est devant moi, un peintre, et à ses pieds…
« Argh ! Mais quelle horreur ! dis-je en sursautant, faisant sursauter par la même occasion un couple de trentenaires qui se tenait juste à côté de moi.
– Ha ha ha ! J’étais sûr que tu n’aurais pas les tripes.
– Mais c’est pas possible !
– Oh si, c’est possible. Il peint avec les tripes d’un cadavre humain. HUMAIN. Et si tu jettes un œil à ta droite, tu verras que la toile trouée que tu côtoies est le résultat de l’explosion d’une main posée sur la toile.
– Mais comment ose-t-il ? C’est un grand malade, votre Nieto !
– Pas tant que ça. Le perversionnisme, ce n’est pas un mouvement léger. Il y a une vraie pensée, derrière, une philosophie même.
– Ouais c’est ça. Une philosophie. Et puis quoi aussi, une école ? Un salon ? Vous savez quoi ? Je me barre, j’ai la nausée.
– RESTE ICI ! me hurle la petite intsallation aux souris mortes qui guette l’entrée de la salle, dans un cri qui me transperce le crâne et me cloue sur place. Ne prends pas le perversionnisme à la légère. Tu as un téléphone portable sur toi ?
– Oui. Pourquoi ?
– Cherche “Perversionnisme”. Youtube. Vidéo. Et regarde ça.
– Mais… Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Si c’est si scandaleux que ça, si gore et si immoral… Pourquoi n’en a-t-on jamais entendu parler dans la presse, ni dans les livres d’art ?
– Bonne question, me répond l’œuvre. Peut-être parce que ça n’intéresse pas la presse.
– Tu te moques de moi ? Dès qu’un artiste met un orteil hors des sentiers battus le monde entier est sur son dos ! Les journaux, après la télé et maintenant les réseaux sociaux. Dès qu’on voit un bout de peau, des écorchés humains, un type qui relie ses parties intimes à un coq ou une fille qui écarte les cuisses au musée, c’est l’alerte générale. Alors que personne n’ait jamais réalisé un reportage sur votre mouvement artistique, c’est tout bonnement inimaginable. J’y crois pas.
– Mais, croire ou ne pas croire, telle est la question ! me lance l’œuvre avec un rictus. Le musée, c’est parfois exactement comme le théâtre : un comédien peut essayer de faire passer des vessies pour des lanternes, si son public n’accepte pas le pacte qui dit, en somme, ‘tout ce que vous allez voir sur cette scène est vrai même si vous savez très bien que c’est faux’, si le public n’accepte pas ça, la magie n’opère pas.
– Qu’est-ce que je dois en déduire ?
– Ce que tu veux.
– Que vous n’existez pas, par exemple ?
– Ah ça non ! J’existe, puisque je suis là devant toi. Et il en est de même pour tous mes compères d’expo, là. Tu les vois, devant toi, ils sont bien réels.
– Eux, oui. Mais toi, tu n’es qu’un clavier relié à un écran, réponds-je, abandonnant spontanément le vouvoiement. Qu’est-ce qui me prouve que tes petites souris ne sont pas de simples modélisations 3D ? Qu’est-ce qui me prouve que les vidéos de performance, là, elles ne sont pas truquées ?
– Mais encore ?
– Qu’est-ce qui me prouve, surtout, que le perversionnisme n’est pas une pure création de ton Nieto, une sorte de parodie très soignée d’un mouvement artistique ? Tout y est, l’historique, les artistes phares, les scandales, mais tout cela n’a jamais été relaté par quelqu’un d’autre…
– Rien ne le prouve. Tu fais comme tu veux, je t’ai dit. A toi de choisir si tu y crois ou pas. Mais selon que tu croies en ma sincérité, en la sincérité du perversionnisme, ou pas, mon sens change. Si tu me prends comme une œuvre perversionniste, alors je suis le fruit du travail d’un artiste probablement dérangé suivant la philosophie pas très nette non plus de son grand père oublié par tous les livres de philo, dont même les plus illustres bibliothèques ne font pas mention.
– Bof. Pas convaincant.
– Et si tu fais le choix de ne pas croire en moi, alors je deviens une toute petite partie d’une œuvre beaucoup plus vaste qui consiste à inventer de toutes pièces un mouvement artistique, à lui donner une histoire, une philosophie, des artistes et des œuvres phares, des scandales propres aussi, à filmer des documentaires à son propos, tout ça pour au final s’amuser avec le monde de l’art et ses codes, son fractionnements en mouvements de plus en plus nombreux. Bref, si tu ne crois pas en moi, je deviens une œuvre cynique et cinglante, une parodie pleine d’humour pince-sans-rire. Mais peut-être suis-je tout ça à la fois. Tu sais, une œuvre d’art, elle s’exprime aussi grâce au regard du spectateur. Alors c’est à toi de choisir le sens que tu veux me donner.
– C’est tout choisi, je crois », dis-je, dissipant mes craintes et mon dégoût pour sortir de la salle souriant.