Cet épisode hors-série est un cross-over entre Bav{art]dages et le blog La Poêle à Frire consacré à l’identité visuelle et sonore de Radio France.
« Allez vieux, creuse-toi un peu la tête, c’est quand même pas si monstrueux de trouver deux sujets dans la semaine !« , me dis-je, alors que la bouillotte fait son « clic » m’indiquant la fin de la phase d’ébullition de l’eau de mon thé noir.
Je lève la tête et jette un œil à la reproduction de Braque placée en hauteur, contre l’une des poutres de mon appartement. « C’est bien malin de t’avoir donné la parole, il va falloir que je trouve quoi te faire dire maintenant« , dis-je à voix haute, comme si j’espérais une réponse. Comme seule réponse, j’entends mon ordinateur chanter un jingle de Radio Michel, et enchaîner sur une sombre chanson de Michèle Arnaud. Et avec ça, ni mon feuilleton consacré aux œuvres d’art, ni mon blog a l’honneur des jingles et des pubs de Radio France, La Poêle à Frire, ne sont alimentés pour la semaine. Toujours la page blanche d’un côté, la panne de trouvailles visuelles ou sonores de l’autre.
Je mets mon thé à infuser et vais m’affaler sur mon canapé-lit. Pour tromper l’ennui – et en espérant désespérément trouver une idée – je parcours mon petit cahier estampillé d’un vieil autocollant du Mouv’, plein de notes, de références musicales et de réclames découpées dans la presse.
« STOOOP ! entends-je crier en plein milieu de mon feuilletage. Arrête-toi là. »
Pris en flagrant délit de rien par personne, je lève pourtant les mains de mon cahier et le fixe, incrédule.
« Tu voulais une idée, je suis là ! me dit une voix aiguë, aussi posée qu’une voix off, tout droit sortie du cahier.
– Pardon ?
– Là. Page de gauche. »
C’est une vieille campagne pour France Culture. Elle doit dater de 2007 ou 2008. Sur l’affiche, un slogan, « Aller au fond des sujets », et une photo, où l’on voit un homme, tranquillement assis, au fond de la mer. C’est une piste que je n’avais jamais exploitée sur La Poêle à Frire, tiens. Mes recherches préliminaires m’avaient indiqué que la photo était de Philippe Ramette, un artiste plasticien.
« Je ne suis pas si vieille ! Je date de 2011 » me dit le flyer. Je n’en reviens pas. Il m’arrive précisément ce qu’il arrive à mon personnage dans Bav{art]dages. Je parle à une œuvre d’art, matérialisée sous forme d’affiche publicitaire pour France Culture.
« Non mais c’est impossible enfin ! C’est moi qui fais parler les œuvres d’art ! Vous ne parlez pas en vrai, c’est une fiction que j’écris, réponds-je tout de même a l’œuvre.
– Bien sûr que c’est impossible, Julien. Mais tu es sacrément fatigué ce soir, et ton imagination a décidé de te donner un coup de pouce. Et me voilà, pour faire d’une pierre deux coups !
– D’une pierre deux coups ? Comment ça ?
– Tu as sous les yeux à la fois une campagne de pub à présenter sur ton blog corporate et une œuvre d’art avec qui imaginer une conversation.
– Ce qui va pas être compliqué, vu que mon imagination semble l’avoir imposée à moi, cette conversation.
– C’est vrai. Mais c’est pour ton bien !
– Et euh… Qu’est-ce que je peux bien te faire dire du coup ?
– En tant que photo d’art ou en tant qu’affiche ?
– Comme tu veux.
– Oh, eh bien, en tant que photo d’art, tu pourrais te demander par exemple par quel procédé de montage mon créateur Philippe arrive à ce résultat.
– En voilà une question. Alors dis-moi, par quel procédé de montage Philippe Ramette arrive à ce résultat ?
– AUCUN ! Je suis une photo sans trucage !
– Ben alors pourquoi tu m’as suggéré cette question ? Tu veux me faire passer pour un con c’est ça ?
– Mais non pas du tout. C’est pour faire ressortir le paradoxe : si irréelle peut paraître la situation que je présente, cet homme au fond de la mer n’a pas été modifié par ordinateur après le cliché.
– Mais comment… ? Il y a forcément un truc !
– Bien sûr qu’il y a un truc ! Le trucage vient toujours au moment même du cliché, dans les photos de Philippe. Il utilise des accessoires pour se mettre en scène. Tu vois par exemple, quand il prend des photos qui vont complètement à l’inverse de la gravité, il utilise des tiges en métal et des harnais pour tenir droit alors qu’en théorie il devrait basculer, comme sur la grande bâche qui est accrochée en ce moment à Lyon.
– Je vois. C’est un peu comme un magicien, il crée des illusions en jouant avec notre perception des choses, en chamboulant la façon qu’on a de voir les choses ?
– C’est un peu ça. Mais il y a une différence capitale par rapport à un magicien.
– Laquelle ?
– Un magicien fait tout pour que personne ne sache quel est son truc. Alors que chez Philippe, le truc fait partie intégrante de l’œuvre d’art.
– Tu veux dire, s’il utilise une armature en métal pour se tenir en place au fond de l’eau, là, cette armature aussi, c’est une œuvre d’art ?
– Exactement ! En fait il y a trois œuvres en une : la performance elle-même, l’accessoire qui permet de la réaliser, et la photo qui en découle. Philippe fabrique lui-même ses accessoires, du coup il les expose souvent à côté de ses photos.
– Comme des sculptures ?
– Mais ce sont des sculptures ! Des sculptures-objets, pour être précis. C’est tout un autre pan du travail de Philippe. Il réalise des objets qui permettent de voir le monde un peu différemment, avec un cote un peu onirique…
– Comme quoi ? Je comprends pas.
– Une boîte pour voir le monde dans le détail, avec juste un petit trou au fond de la boîte. C’est l’une de ses œuvres les plus connues. Elle aussi d’ailleurs est exposée à côté de sa photo mise en scène. Des échasses. Un miroir que l’on peut traverser. Une échelle pas à la bonne échelle. Ou un spotlight qui laisse apparaître l’ombre d’un homme invisible.
– Eh mais, ça me dit quelque chose ça…
– Mais oui ! C’est une œuvre accrochée dans l’expo que tu as vue au Mac/Val la semaine dernière !
– C’est ça ! Au vernissage de « Chercher le garçon » ! J’avais adoré cette œuvre qui… Eh mais. Attends. Comment tu sais où j’étais ?
– Je suis le fruit de ton imagination, n’oublie pas ! Forcément, je sais tout ce que tu sais !
– Ah ouais, c’est vrai.
– Donc oui, cette œuvre que tu as tant aimée au Mac/Val la semaine dernière, c’est Philippe aussi. Et tu vois, l’idée est la même, il crée une sorte de monde parallèle où il rend possible des choses que ne permettent pas la gravité ni la logique.
– Ça me fait penser à Magritte en fait…
– C’est pas faux. C’est un peu un univers similaire à celui de Magritte, mais dans le monde réel. D’ailleurs c’est bien pour nous raccrocher au monde bien réel que Philippe reste en costard cravate pour toutes ses œuvres.
– Et comment tu t’es retrouvé à faire la pub de France Culture ?
– Eh bien, il semble que j’aie été choisi, comme mes frères et sœurs qui ont aussi donné lieu à des affiches, pour mon côté poétique ; parce que j’illustre bien des expressions figurées.
– Genre « aller au fond des sujets », c’est ça ?
– C’est ça. Tu demanderais à un gamin de dessiner cette expression, il te dessinerait peut-être ce que je suis. De même que si tu demandais de dessiner « élever le débat », il y aurait peut-être un type perché sur des échasses.
– Ah d’accord. Il y a quelque chose du calembour là-dedans. Ca permet de mettre en image les slogans, quoi.
– Voila. Et même plus que les slogans ! À l’époque la campagne dont je fais partie avait été présentée comme une image de « l’esprit France Culture ». Et d’ailleurs c’est amusant, si tu vas te balader à France Culture un jour, il y a de grandes photos des œuvres de Philippe aux murs dans le grand couloir.
– C’est super original quand même d’utiliser des œuvres d’art contemporain pour illustrer une campagne pub. J’ai pas souvenir, à Radio France en tout cas, que…
– Eh bien tu te souviens mal. Ou alors tu n’as pas assez poussé tes recherches. Ca a même été la tendance toute une époque à Culture. Avant cette campagne-là en 2011, il y en avait eu d’autres qui faisaient appel à des artistes.
– Ah ?
– Oui ! Tu ne te souviens pas ces affiches où l’on voyait un sachet de comprimés pour briller en société ?
– Ah oui oui ! Mais c’est une œuvre d’art ça ?
– Mais oui monsieur ! C’est une artiste canadienne, Dana Wyse, qui ne fait presque que ça, d’ailleurs, elle imagine des boîtes de médicaments miracle pour tout et n’importe quoi. Et avant elle, Culture avait fait appel à un illustrateur, Jean Lecointre, pour sa campagne précédente.
– Ah donc, ça me fait beaucoup de contenu pour l’avenir !
– Oui ! Et pour tes Bav{art]dages aussi ! Allez, maintenant, réveille-toi et écris-moi ça !
– Comment ça, réveille-toi ?
– Evidemment, tu dors ! Tu es en plein rêve ! »
Sitôt l’affiche me dit cela, sitôt je me réveille. L’oeuvre qui me parlait dans mon rêve avait raison, je m’étais endormi en m’affalant sur le lit. Le thé est froid désormais. Sous le regard toujours aussi muet de ma petite reproduction de Braque, je me mets à écrire.