Philippe Parreno, Pierre Hugyhe, « Not a ghost, just a shell »

Saison 2, épisode 4

Paris, Palais de Tokyo, 23 octobre 2013

Elle est très étrange, cette salle 37. Autant que le lieu tout entier, d’ailleurs, le Palais de Tokyo. Un gigantesque lieu aux allures de joyau d’art déco de l’extérieur… et de chantier à l’intérieur. C’est fait exprès, hein, mais tout y est brut de décoffrage. Câbles qui pendent, murs en béton brut, et plus on descend dans les entrailles, plus on a la drôle d’impression de s’enfoncer dans un parking abandonné.

C’est par là, au fond, là où le sol a l’air humide – alors qu’il est verni – que se trouve la salle 37, une ancienne salle de cinéma au sol incliné. Il n’y a rien, pas de siège, pas de décoration, pas d’oeuvre aux murs. Et au fond, un écran. Dans la salle, quelques spectateurs, des cinquantenaires et une petite fille, qui vient de s’asseoir. Aussitôt, la lumière s’éteint.

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L’écran, qui était blanc comme lessive, vire au bleu foncé. Une nappe de synthé, toute douce, entre en scène. Puis une voix, qui parle en Anglais. “My name is Ann Lee. My name is Ann Lee. Spell it however you want« . Ça, c’est la voix que tout le monde entend. Et en même temps, dans ma tête, résonne la traduction française, à la façon de Nelson Monfort – en plus féminin. Avec une voix bien réelle, mais qui déclame, comme si le texte devait être lu mécaniquement.  

« – Je m’appelle Ann Lee. Je m’appelle Ann Lee. Épelez-le comme vous voulez… Ça n’a pas d’importance.
– Enchanté, Ann Lee, réponds-je.
– Qui es-tu ? demande-t-elle, de sa voix toujours aussi monocorde.
– Ca n’a pas d’importance. Je ne suis qu’un visiteur curieux. Et qui peut te parler, certes, c’est inhabituel.
– Je n’ai pas l’habitude qu’on me parle. Je n’ai qu’un texte à déclamer.

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– Et que dit ce texte ?
– Il raconte ce que je suis.
– Qui tu es, tu veux dire ?
– Non, ce que. Je ne suis pas un personnage, je suis une idée, un concept. Pas même un fantôme, juste une coquille. Not a ghost, just a shell, c’est même mon nom de projet, me dit-elle dans un français impeccable, alors qu’au même moment la vidéo défile, avec la même voix, en Anglais. Parfois je me demande si je ne suis pas simplement schizophrène, à entendre des oeuvres de la sorte.
Juste une coquille ? Je ne comprends pas. Tu es un personnage, tu as des yeux, un visage, c’est quand même pas rien !
– Oui, mais je n’ai rien d’autre, pas d’histoire, pas d’univers, pas de voix – je suis obligée d’emprunter la voix d’une actrice de doublage, ça pourrait être n’importe qui !
– Il faut que tu m’expliques depuis le début. Je ne comprends rien là”.

J’ai beau me concentrer, je ne comprends pas ce que ce personnage de manga, aux cheveux violets et aux yeux vides de toute expression vient faire ici, dans la grande expo de Philippe Parreno, un artiste français, vidéaste, sculpteur, touche-à-tout quoi, qui jusque-là, m’a séduit. A l’écran, le personnage disparaît, avant de revenir, une photo à la main.

“Connais-tu le Japon ? me demande le personnage.
J’y suis allé une fois. Mais je ne connais pas la culture japonaise comme un fan de manga.
– Eh bien au Japon il y a des entreprises chargées de dessiner des personnages de manga, pour les revendre à des sociétés de prod, qui vont en faire le héros d’un livre ou d’un dessin animé.
– Et toi, tu étais de ceux-là ?
– Oui. Mais personne n’a voulu de moi. Personne, sauf Philippe.
– Parreno ?
– Oui. Et Pierre.
– Pierre ? Quel Pierre ?
– Pierre Huyghe. Un autre artiste des années 90. Comme Philippe, il est très touche-à-tout, il manie aussi bien les grands décors que les vidéos ou les petites oeuvres, et il s’intéresse beaucoup à créer des situations, des moments, des instants de vie d’une oeuvre d’art.
– Hm, me contente-je de marmonner, dubitatif. Pas simple.
– Il est presque autant metteur en scène qu’artiste plasticien, si tu veux.
– Ca me va mieux. Et donc ?
– Et donc, Philippe et Pierre ont acheté mes droits d’utilisation, pour une bouchée de pain. A peine plus de 300 euros.
– Et puis ? Qu’est-ce qu’ils ont fait de toi ?
– Ils m’ont relookée, d’abord. Regarde ce à quoi je ressemblais avant, me dit-elle en me montrant la photo qu’elle a entre les mains, alors que sa voix anglaise, celle qui parle au reste du public, dit peu ou prou la même chose. Et ensuite, ils m’ont confié à d’autres artistes.

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Ils t’ont confiée ? Mais comment peut-on confier une oeuvre d’art à un autre artiste ?
– Mais je ne suis pas une oeuvre d’art, au sens où on l’entend d’habitude ! Moi, je ne suis qu’une coquille, qu’un personnage qui n’a pas d’histoire. La vidéo que tu regardes, oui, c’est une oeuvre d’art. Mais moi, Ann Lee, Ann Lee, je ne suis que le concept qui sert de base à la vidéo !
– Pfiou ! C’est vraiment compliqué. J’ai beau commencer à comprendre des choses à l’art contemporain, ça m’échappe toujours.
– Attends un peu alors. Tu vas comprendre. Mon nom est Ann Lee. Ann Lee. Je ne suis qu’une coquille. Pas même un fantôme”.

Ann Lee, revue par d'autres artistes
Ann Lee, revue par d’autres artistes

Ann Lee disparaît de l’écran. A nouveau, ne reste plus que cette lueur bleue, et ce son grave. Qui, d’un coup d’un seul, disparaîssent. Les lumières de la salle se rallument d’un coup. Je suis ébloui par la luminosité, et plisse les yeux une fraction de seconde. Quand mes yeux se rouvrent entièrement, la petite fille qui traînait dans la salle s’est posée en plein milieu. Dans l’axe qui relie mes yeux à l’écran de cinéma. Ses cheveux cachent presque entièrement son visage.

Elle regarde au sol. “Mon nom est Ann Lee. Ann Lee. Epelez-le comme vous voulez. Ca n’a pas d’importance”.

Quoi ?!

Mais non voyons ! Ann Lee, c’est ce personnage de manga à l’écran ! Et des cosplay d’art contemporain, je n’ai jamais vu ça. C’est comme si je me mettais en costume à rayures pour me déguiser en colonne de Buren.

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C’est donc que tu n’as rien compris, reprend une voix, plus enfantine que la précédente.
– Qui êtes-vous cette fois-ci ?
– C’est toujours moi. Ann Lee. Mais je suis incarnée autrement.
– Comment ça ?
– C’est ce que je te disais tout à l’heure. Quand Pierre et Philippe m’ont rachetée, ils ont créé une association qui resterait garante de mes droits d’exploitation, comme si j’étais une licence de personnage de dessin animé. Et du coup, tous les artistes qui le souhaitaient ont pu reprendre la carapace que je suis pour s’exprimer, d’une façon ou d’une autre.
– Et là alors, que se passe-t-il ?
– Là, c’est la dernière incarnation de mon personnage. Le projet de Pierre et Philippe, avec tous les autres, n’a duré que quelques mois, entre 2002 et 2003. Et en 2011, un autre artiste, Tino Sehgal, a décidé de me redonner vie. Pour de vrai cette fois. Et cette fois, ce sont de vraies petites filles, des petites performances, qui prennent mes traits, qui me donnent une histoire.
– Mais là alors, avec qui je parle ? Avec la vidéo ? Avec la performeuse ? Il y a bien une oeuvre, pour que je sois capable de discuter avec ?!
– Je suis une oeuvre. Mais une oeuvre sous forme de concept. La plus pure forme de l’oeuvre. C’est pour ça, peu importe comment tu épelles mon nom. La vidéo, la performance, ce sont aussi des oeuvres, mais le projet, à la base, c’est moi. Mon nom est Ann Lee”.

C’est une oeuvre, ou c’est pas une oeuvre ?

Ca, j’ai compris ! Ton nom est Ann Lee, ça va, ça commence à faire chier !” m’écrie-je… pour de vrai.

Me laissant emporter par mon incompréhension face à cette oeuvre pourtant fascinante, je l’ai dit à voix haute. La petite s’est glacée sec, au moment où elle venait de lancer une question au public – qui lui aussi me regarde de travers. Elle essaie de reprendre son texte, une fois, deux fois. En vain.

Qu’est-ce que tu as fait, inconscient ? s’exclame Ann Lee dans ma tête. Tu viens de te trahir, et tu as tué l’oeuvre dans l’oeuf ! C’est une performance, ça ne sera jamais reproduit à l’identique ! Assassin d’oeuvre !

Elle hurle fort, très fort – presque aussi fort que l’oeuvre vidéo que j’avais rencontrée, petit, celle qui m’avait traumatisé. J’ai l’impression que l’oeuvre me gueule tellement dessus que ça fait bourdonner le vidéoprojecteur. La gamine fond en larmes, le boucan qui était dans ma tête se répend petit à petit dans la salle.

Un vigile débarque, “C’est luiiiiiiiii”, lui indique la gamine en pleurant. “Il m’a crié dessuuuuuus !”. J’ai beau essayer de m’excuser, rien n’y fait. Pour la première fois de ma vie, je me fais virer d’un musée, manu militari. Et ce sera la dernière fois. Comme il y a plus de dix ans, je reprends un engagement : ça suffit ces prises de tête, je n’y remettrai plus les pieds.

Photo principale de l'article : copyright Stéphane Mahot

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