Paris, 18 juillet 2014
« Eh ! Tu peux parler avec une oeuvre ?
– Désolé, je fais pas sur commande.
– Allez quoi, ça fait longtemps !
– Mais non ! Ca se fait pas comme ça, avec n’importe quelle oeuvre, il faut que ça s’impose à moi, que…
– Tu ne le ferais même pas pour moi ?
– Pour toi ? Qui, toi ?
– Le Centre Pompidou« .
Ah quand même. Une commande, d’accord, mais une commande du Centre Pompidou. Mais je n’ai jamais fait ça. Je ne suis pas sûr d’y arriver. « Je vais réfléchir« , conclus-je. En me disant bien que ça ne marchera jamais.
Paris, trois jours plus tard
« Coucou ! »
Je bondis et lâche l’enveloppe qui vient de parler. Discuter avec des oeuvres d’art, je sais faire. Avec des enveloppes, j’ai jamais fait.
« Coucou ! »
Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Une enveloppe qui parle ? Elle est bien adressée à mon nom. Derrière, pas d’expéditeur. J’ouvre le petit paquet en kraft froissé, juste assez grand pour abriter le carnet qui se cache à l’intérieur. C’est un petit Moleskine noir, dont les pages n’ont ni carreaux ni lignes. Il y a quelques dessins griffonnés sur certaines pages, mais pas toutes.
« File à l’antépénultième page ! me souffle le carnet.
– Euh, oui… Tout de suite…
– L’avant-avant-dernière.
– Ah. C’est plus clair comme ça« .
Je tourne les pages, plus vite, pour arriver à la fin du carnet. J’y croise des portraits, des objets, des couleurs. Et, à la fameuse antépénultième page… le portrait sur lequel m’avait interpellé le Centre Pompidou. Le portrait d’un type, de profil, les cheveux en bataille, chemise à carreaux, et qui porte sa main à son cou.
« Euh… bonjour, tente-je discrètement.
– Coucou ! Oui, c’est moi qui te parle depuis tout à l’heure !
– Et tu es ?
– Picabia.
– Le peintre ?
– C’est ça ! Enfin, plus exactement, je suis là reproduction d’un portrait fait par Picabia. Un dessin de Sébastien Desplat, graveur, éditeur et dessinateur qui griffonne des choses sur des carnets.
– Et qui met tout ça sur les réseaux sociaux, donc.
– Oui !
– Mais comment es-tu arrivé jusqu’ici ?
– Ben, par la Poste, neuneu.
– Je veux dire, mon adresse, l’expéditeur… Tu ne t’es pas posté tout seul quand même ?
– Ha, tu aimerais bien le savoir hein ?
– Oui, j’aimerais bien.
– …
– …
– Allez, on y va ?
– Où ça ?
– Au Centre Pompidou ! On ne m’a pas envoyé là pour prendre l’apéro, tu as un Bav{art]dage à écrire !
– On va voir quoi alors ?
– Devine, petit coquinou.
– Picabia ?
– Bien joué ! Tu apprends vite. Man Ray et Picabia, pour être plus exact. Et leur oeuvre commune, la revue Littérature. Allez, bouge-toi, c’est pas moi qui vais t’y conduire ! »
Centre Pompidou, quelques minutes plus tard
« Nous y voilà, me dit le carnet, une fois que nous sommes arrivés au cinquième étage de Beaubourg, après avoir traversé Paris sous une lourdeur d’été. Je te présente. A ta gauche, Francis Picabia. A ta droite, Man Ray. Le premier est peintre, le second photographe.
– Et au milieu là, le mec avec des lunettes de plongée ?
– C’est André Breton
– Le poète ?
– Lui-même. Connu pour être le big boss des surréalistes, mais à l’époque, ce n’était pas encore le mouvement en vogue. Du coup, Littérature, ce n’était pas une revue surréaliste.
– Et qu’est-ce qu’il vient faire là ?
– C’était lui, le patron de la revue ! me répond le petit dessin qui trône dans ma poche de chemise, l’air choqué que je puisse oser poser cette question. C’est lui qui a demandé à Man Ray et à Picabia de contribuer à Littérature.
– Mais on trouvait quoi dedans ? Ca s’appelle Littérature et l’expo est consacrée à un peintre et un photographe, tu m’expliques ?
– Il fallait du monde pour illustrer toutes ces revues, c’est aussi simple que ça. Qui plus est, Man Ray et Picabia savaient aussi écrire, alors ils ont parfois publié des textes aussi. Aux côtés des grands écrivains et poètes de l’époque, comme Desnos. Ca te parle ?
– Oui quand même. J’ai été à l’école, tu sais.
– Parfois, on se pose la question.
– Eh ! »
Vexé, j’enfouis le carnet au fond de la poche de ma chemise d’été, et attaque le parcours de l’exposition, par l’entrée de gauche.
« C’est PAR LA DROITE, me siffle le carnet depuis ma poche. C’est toujours en commençant par la droite qu’on visite les musées« .
Je soupire, et attaque donc le parcours de l’exposition PAR LA DROITE.
La grande salle blanche expose des pages de la fameuse revue littéraire, classées numéro par numéro, du premier au dernier. Ou plutôt… non, l’accrochage commence au quatrième numéro, pas au premier.
« – Pourquoi on commence au quatre, là ? demande-je au carnet. Et pas au numéro 1 ?
– Pour changer« , me répond une voix rauque et assurée, derrière moi. Assurément pas celle du petit carnet, plus fluette.
Je me retourne d’un coup et tombe nez à nez avec un dessin à l’encre rouge. Le seul de la salle, remplie de noir et blanc partout ailleurs. C’est le Sacré-Coeur de Jésus, celui qu’on voit dans les églises et sur les icônes. Mais celui-ci est fendu, ouvert, comme s’il venait de recevoir un coup de poignard.
« Je te présente la couverture du numéro quatre de Littérature, m’explique le carnet, qui a réussi – je ne sais comment – à passer une tête hors de ma poche.
– C’est ça. Il fallait marquer le coup pour la nouvelle formule, alors Francis m’a imaginé, reprend le dessin de Picabia. Un blasphème, rien de mieux à l’époque.
– Mais quelle nouvelle formule ? Ce n’était que le numéro quatre, réponds-je, pas certain de bien comprendre.
– Et pourtant, c’est bien une nouvelle formule qui a été inaugurée avec le quatrième numéro. Littérature, c’est né en 1919, et André Breton gérait ça avec deux autres poètes, Louis Aragon et Philippe Soupault. Mais en 22, Breton reprend l’affaire seul. C’est à ce moment-là qu’il fait appel à de nouveaux artistes.
– Picabia et Man Ray, je suppose ? dis-je, pour tenter d’éclaircir l’explication.
– Exactement.
– Tu me surprends, quelle perspicacité, ricane le petit carnet.
– Ta gueule, le Moleskine, lui balance le Picabia. J’essaie de parler, alors respecte quand un vieux comme moi s’exprime.
– Oui m’sieur, murmure le carnet dont la voix est devenue plus fluette encore.
– Ce qui est étonnant dans cette histoire, c’est que Breton ne connaissait pas Man Ray ni Francis, ou très peu. Ils ne faisaient pas partie de la bande de Littérature à l’origine. Et pourtant le boss leur a filé carte blanche.
– C’est gonflé ! réponds-je.
– Surtout quand tu vois le résultat.
– Toi ?
– Oui, moi. Un Sacré-Coeur percé, il fallait oser. Mais je n’ai pas été la seule provoc’ de Francis. Regarde en face ».
Je me retourne une nouvelle fois, et aperçois cette-fois ci une couverture en noir et blanc, au trait fin, encore une fois dessinée à l’encre – tout ça ne ressemble en rien au peu que je connais de Picabia. Sur la couverture, des pieds d’homme et de femme… dans des orientations inversées. Et…
« Et un calembour ? Lits et ratures ?
– Oui, reprend l’oeuvre de Picabia. Ca faisait partie des dadas de Francis et ses amis, les jeux de mots.
– Mais c’est mauvais ! Très mauvais ! Quand je fais ce genre de calembour, je suis hué, conspué ! Et ton Picabia, sous prétexte qu’il est artiste, il peut se le permettre ?
– C’est tout ce qui te choque ? m’interpelle le petit carnet.
– Euh… oui. Je crois bien, oui.
– Vous les jeunes, vous n’avez plus aucune valeur, soupire le tableau. Aujourd’hui on met une chatte en couverture des Inrocks, ça ne choque plus personne. CA, là, c’était subversif.
– Je comprends pas bien, dis-je, au ralenti.
– Mais tu vois pas qu’ils baisent, enfin ?
– Quoi ?
– Deux pieds de mec dans un sens, les deux pieds de femme de part et d’autre dans l’autre sens, non, ça ne t’évoque rien ? me hurle d’un bout à l’autre de la salle la couverture de revue que l’on regarde depuis quelques instants.
– Pardon, pardon, j’ai pas l’esprit si mal tourné.
– T’as surtout aucune référence, dit le carnet qui contient le petit croquis.
– Ca suffit oui ? T’as décidé de te payer ma tête ? On t’a envoyé chez moi pour que tu me pourrisses l’esprit ? Si c’est ça, je te retourne illico dans ton papier kraft.
– Ca va, je plaisantais.
– Je ne trouve pas ça si mignon, de me faire traiter de con.
– Pourtant c’était la spécialité de Francis, reprend le Sacré-Coeur, derrière moi.
– Comment ça ?
– Va jeter un oeil à la prochaine salle. Les premiers projets de couverture. Tu vas comprendre. Tu lui expliques, minus ?
– C’est moi le minus ? répond le carnet à croquis, l’air menaçant.
– Oui, c’est toi. Et t’as rien à dire.
– Euh, d’accord, monsieur.
– J’aime mieux ça« .
Nous pliant aux recommandations de cet étrange dessin, nous passons dans la grande salle suivante. Les « premiers projets » en question représentent des singes, attachés à une laisse. « La charpente chez quelques bâtisseurs« , est-il écrit sur l’une comme l’autre de ces planches. Entre les deux, quelque chose qui ressemble au carton d’invitation d’une exposition, elle-même intitulée « La charpente chez quelques bâtisseurs« .
« Voilà ce que voulait dire le Sacré-Cœur, m’explique le carnet. Là, ce sont les artistes qui ont participé à cette exposition, ses cibles. Picabia avait horreur des peintres qui, à cette époque, se sont remis à se revendiquer comme héritiers des anciens, comme Ingres. Un retour au figuratif, au passé. Alors qu’avant ils voulaient justement trancher avec ce passé.
– Ingres ?
– Tu ne peux pas ne pas connaître. C’est lui qui a peint le Bain Turc. Ferme les yeux, je vais te faire voir ».
Je ferme mes yeux, et, exactement de la même façon que cela m’était arrivé il y a quelques années, je vois, comme imprimé sur l’intérieur de mes paupières, le fameux tableau. Ses dames en odalisque posées dans ce qui ressemble à un hammam. Un incontournable, comment avais-je pu l’oublier.
« Quelle croûte !
– Quoi ? »
Le babouin sur la couverture du journal a parlé.
« C’est de la merde Ingres, hiiiiii, hurle-t-il.
– Pas besoin de le gueuler, rétorque le petit carnet. Aucun savoir-vivre, ces dadaïstes.
– Dadaïstes ? Je croyais qu’on était dans une expo surréaliste ? m’étonne-je.
– Ah mais nooooon, pas du tout ! Hiiii ! reprend le macaque. Picabia, c’est un représentant du Dada.
– Et quelqu’un peut m’expliquer ce que c’est que le Dada ?
– Ouiiiiiiiiiiiiiii ! répond le singe, me perçant les typans.
– Quelqu’un peut me l’expliquer calmement ? reprends-je.
– Ca peut se faire, oui, enchaîne le petit carnet de croquis. Le Dada, c’est venu chronologiquement avant les surréalistes, au début de la Première guerre mondiale. Les gars, ils se sont retrouvés complètement dégoûtés par la guerre, et en ont déduit que toute la civilisation et la culture avaient échoué. Alors ils ont créé ce mouvement, qui se moquait de tout, des conventions, des traditions, avec beaucoup d’humour. D’où le rejet des références à Ingres.
– Si tu veux du surréaliiiiiiiisme, c’est en face !
– Où ça ?
– Là, juste en face ! »
Une fois de plus, je me retourne : c’est le Violon d’Ingres. Je n’aime pas beaucoup la photo en général, mais celle-ci fait partie de mes préférés. Je ne l’avais encore jamais vue au musée. Je me rue sur le tableau et lui adresse la parole sans attendre :
» Je vous adore, j’ai failli vous avoir en encadrement chez moi !
– Ca c’est du compliment, tiens, me répond la photo, d’un ton monocorde et lassé. Je suis flatté, c’est gentil… mais si tu savais le nombre de personnes qui m’ont dit ça en quatre-vingt dix ans… Le premier, c’était Breton lui-même, d’ailleurs. Dans Littérature, j’étais carrément un hors-texte.
– Un hors-texte ?
– Je n’étais pas là pour illustrer le texte d’un autre. J’étais publié en tant qu’oeuvre d’art à part entière, au même titre que les poèmes.
– Tu vois, me lance le singe de la couverture d’en face, hurlant d’un bout à l’autre de la pièce, ça, c’est une photo surréaliste. Pas Dadaaaaaaaaaa.
– C’est ce qu’il est arrivé à la fin de Littérature, poursuit le petit carnet.
– Qu’est-ce qu’il est arrivé ?
– Les surréalistes sont montés en force, comme Man Ray, qui m’a créé, reprend Le Violon d’Ingres. Tu vois, à mesure que les numéros avancent, il y a de moins en moins de Picabia, et de plus en plus de photos de Man Ray. Et au final, ça a été la rupture. Les surréalistes ont tourné la page du Dada. Sauf Francis, le seul du groupe de Littérature à ne pas avoir signé le manifeste surréaliste« .
L’exposition se finit, et mon appétit de surréalisme – et de Dada, un peu – n’a fait qu’augmenter.
« Tu crois qu’on pourra revenir voir des expos ? demande-je au petit carnet qui m’a servi de guide.
– Grave ! Je suis petit, mais j’ai encore plein de choses à raconter. Tu as remarqué, d’ailleurs ?
– Remarqué quoi ?
– Le titre du Violon d’Ingres.
– Ben, oui. Les ouïes sur le dos du modèle, ça forme un violon.
– Et c’est tout ?
– Pourquoi ?
– En rependant à tout ce qu’on vient de dire, ça ne t’évoque rien de plus ? me redemande le petit carnet.
– Attends… Le rejet de l’héritage d’Ingres ?
– Oui. Et ?
– Non, je ne vois pas.
– Violon. Ingres. Le Violon d’Ingres, c’est aussi un jeu de mots avec « Violons Ingres » ! Les surréalistes aussi étaient des petits plaisantins.
– Ah oui tiens, je… Eh ! »
Quelqu’un vient de me heurter l’épaule. Je trébuche. Le temps de reprendre mes esprits et de fouiller ma poche de chemise, le petit carnet noir n’y est plus. Ni par terre. « Eh ! Eh ! » J’interpelle le type en sweat à capuche qui se met à courir, dans le couloir transparent en façade du Centre Pompidou. Avant que j’aie pu le rattraper, il arrive à atteindre l’ascenseur et à fermer la porte. Sa capuche ne laisse voir rien d’autre qu’un sourire narquois, et il me fait un petit signe moqueur de la main. Sur son sweat, il y a une inscription. « R. MUTT, 1917 ».